Ma forêt de Białowieża, par Jessica Buczek

Białowieża. J’ai foulé de mes pieds le sol de ta forêt. C’était des tapis d’anémones et d’oxalis en fleur, ponctués de l’or du populage des marais. Maintenant, elles ont commencé de faner, mais chaque mort ici laisse la place à une nouvelle vie, et ton sous-bois est désormais plein de stellaires, de boutons d’or, de gesses et de violettes. Les jeunes prêles grandissent de jour en jour, les fougères déroulent leurs crosses, les jeunes érables mettent leurs feuilles, l’ail des ours sera bientôt fleuri et le muguet se prépare pour le premier mai. Blancs, verts, jaunes, parmes… Il y a autant de mélodies dans tes sols que dans le chant de tes oiseaux.

Cela faisait plusieurs années déjà que je rêvais de découvrir celle que l’on qualifie de dernière forêt primaire d’Europe. Avant d’accomplir les quelques deux-mille kilomètres qui me séparent de cette poignée d’hectares qu’a su épargner l’homme, j’avais, comme chacun de nous, une vague idée de ce qu’est une forêt : une vaste étendue couverte d’arbres. La définition qu’en donne le dictionnaire, en somme. 

Et j’en ai vu beaucoup, tout au long du chemin, de ces étendues d’arbres. Le long des autoroutes polonaises, des champs d’allumettes sylvestres, plantées en rangs d’oignons, pinèdes monocultivées sous le couvert desquelles rien ne pousse, rien ne vit. J’avais aussi l’image de nos forêts françaises, pessières noires découpées au cordeau, le sol recouvert d’un manteau d’aiguilles dont on ne sait s’il parviendra à se dégrader un jour. Une mésange pépie, un roitelet fredonne, un écureuil peut-être. Et puis rien. Dans les grandes coupes à blanc qui suivent le noir des arbres plantés trop serrés, le peu de vie qui s’y maintenait a totalement disparu, laissant à nu un sol que brûlent les rayons du soleil, à travers les amas de branches abandonnées à une lente décomposition.

Forêt. Un même mot pour désigner des réalités si différentes.

Arrivant à Białowieża, j’ai enfin découvert ce qui se cachait derrière ce mot, et à quel point la définition que l’on en donne peut être réductrice. Car s’il est vrai qu’il n’y a pas de forêt sans arbres, il n’en n’est pas moins juste d’affirmer que les arbres seuls ne formeront jamais une forêt. Arbres, arbustes, fleurs, mousses, champignons, lichens, bactéries, insectes, mammifères, oiseaux… La forêt est moins une plantation d’arbres qu’un vaste et complexe écosystème au sein duquel tout est relié, connecté, où chaque élément occupe la place qui est la sienne et joue le rôle qui lui est propre. Peut-être avions-nous il y a quelques siècles encore un autre mot pour définir cet espace, comme les slaves en ont conservé deux pour distinguer le champ d’arbres de la forêt sauvage ?

Białowieża, plus encore qu’une forêt, j’ai découvert en toi une poésie. Une poésie que nul ne trouvera dans aucun recueil, une poésie si pleine, si complexe, si sincère que nul ne peut l’écrire. Une poésie du réel, cette chose de plus en plus rare que l’on délaisse si souvent au profit des écrans et du virtuel. De cette poésie, on ne peut extraire que des syllabes…

Topiło. Le ciel se pare des couleurs du crépuscule. Orange, rose, parme dont l’éclat vient se mirer dans les eaux du lac. Mais un froissement d’ailes soudain me tire de ma contemplation. Deux Garrots à oeil d’or viennent de faire leur apparition et se battent les faveurs d’une femelle. Quand l’un d’eux l’emporte, il passe des heures à tourner autour de sa belle. Il tend son cou, le replie, bat des ailes, fait chavirer le noir et blanc de son plumage dans l’or du couchant. Au petit matin, le chant des grues emplit le paysage. Mais les élégantes se font discrètes en cette saison, et dans le ciel, ce n’est pas leur gracieuse silhouette, mais celle puissante de deux cygnes chanteurs qui me survolent.

Pogorzelce. Il est quatre heures du matin. L’air est frais et chargé de brouillard, mais le jour commence déjà à se lever, et le soleil aura vite franchi la cime des plus hauts arbres. Après un quart d’heure à marcher dans les herbes trempées, elle se dessine enfin, à travers la brume épaisse et grise, la silhouette de ma première rencontre avec le bison d’Europe. Trop loin d’abord. Mais lorsqu’il pénètre dans la forêt, je le suis et l’approche. La vieille âme de la forêt, sauvée de peu de l’extinction au siècle dernier, se tient là, à quelques mètres de moi, derrière le tapis d’anémones en fleurs.

Białowieża. Dans la tour d’observation qui surplombe la Narewka, un vrombissement se fait entendre, léger, d’une joie mystérieuse. Il fend l’air du crépuscule et retombe avant de retentir un peu plus loin. C’est la bécassine des marais, qui dans sa parade nuptiale fait siffler l’air dans les plumes de sa queue.

Teremiski. Un martin-pêcheur se pose sur une branche basse puis s’en va. Bruit d’une respiration. Le castor fait son apparition puis file par le ruisseau. Mais quelques minutes plus tard, le même son me tire de nos rêveries, bien plus proche. Le castor est là, juste sous l’affût, un mètre à peine. Sans l’ombre d’un doute, il voulait grignoter les feuilles fraîches de l’arbuste sous lequel je me tiens cachée. Mais quelque chose l’intrigue, une forme inusuelle. Ce drôle de feuillage vert au pied de l’arbre n’était pas là hier. Un geste de trop. La tête aux petits yeux ronds disparaît dans l’eau noire.

Debowy Grad. Mes pas se perdent sur ton sol épais et moelleux. J’avance dans la nef de cette cathédrale végétale dont l’architecture savante n’est pourtant que hasards. Hasard d’un gland caché là par un geai il y a quelques centaines d’années, puis oublié, et qui aujourd’hui est un des piliers majestueux de l’ouvrage naturel. Hasard d’un barrage édifié par une famille de castors ayant transformé peu à peu ces aulnes en chandelles abritant et nourrissant tant de vie. Là, des corps centenaires couchés par le vent, fendus par la foudre, reposent avant de disparaître en fourmillant d’autres âmes. À la croisée des transepts ce sont les ormes qui m’abritent. Et dans ton chœur, même fracassé en deux par la tempête, ce saule gigantesque s’est adapté, a survécu, et ses feuilles chantent au vent comme pour continuer à se parler d’un bout à l’autre. Cette mosaïque du hasard est si aboutie, si parfaite, que je me surprends à en imaginer l’architecte.

Alors naissent deux sentiments contradictoires. D’abord cette joie, profonde et sereine, inépuisable. Celle de la gratitude et du goût de la vie. Mais au fond de moi grandit aussi une nostalgie profonde. Celle de la perte. Celle de devoir parcourir deux-mille kilomètres afin de pouvoir contempler cet écosystème complet qui autrefois régnait partout.

Ici la vie foisonne encore. Le castor s’ébat dans tous les cours d’eau et construit librement des ouvrages de plusieurs mètres de long. Chaque village a son nid de cigognes haut perché et la forêt profonde abrite même le nid de la cigogne noire. Les animaux évoluent librement. Le cerf a toujours un œil par-dessus son épaule. Ce pas feutré, ce pourrait bien être celui d’un lynx. Au cœur de l’aulnaie retentit le cri d’alarme du vigilant chevalier. Qui aurait imaginé, l’observant sur quelque berge artificialisée de nos cours d’eau, qu’il passerait ses printemps ici, au cœur de la forêt la plus sauvage, impénétrable en ses marécages. Mais voilà que je change de milieu. Là, c’est un sifflement insaisissable, si fin que l’on croit avoir rêvé. À moins que ce ne soit un roitelet ? Mais non, c’est bien le mâle de la gélinotte des bois. Il est tout près, à quelques mètres de la frontière qui n’en n’est pas une pour les bêtes sauvages. Mais deux gardes approchent. Une autre fois, peut-être.

Et puis parfois, au crépuscule ou au cœur des bois, quelques jappements, des hurlements. Une meute de loups. Elle traverse la piste à toute vitesse. Six d’abord, puis un dernier. Je ne sais pas bien ce que j’ai vu. L’ai-je vraiment vu ? 

Le loup. Quelques instants pour une éternité.

À présent, j’ai un rêve. Les forêts autour de moi ne sont plus ces mornes plantations où rien ne retentit que le croassement d’une noire corneille. Ouvrant la fenêtre, je peux entendre le soir le chant de l’engoulevent qui avance, la gueule grande ouverte pour gober des myriades d’insectes. La vie serait un poème constant fait de sons, de couleurs, d’odeurs, de formes, d’ombres et de lumières, d’aurores et de couchants, du chant des oiseaux et du goût des fruits sauvages.

Mais voilà qu’un son me réveille. Au cœur de la forêt, le cri de la grue cendrée est entrecoupé d’un autre vrombissement. Thermique. On abat un arbre.

Ici, au cœur de la dernière forêt à caractère primaire d’Europe, on abat des arbres. La forêt, qui souffre déjà de la chaleur et de l’assèchement induits par notre civilisation thermo-industrielle doit encore faire face à la cupidité de l’homme, à sa volonté de tout accaparer. Mais qui sommes-nous pour faire la morale à la Pologne, nous qui avons déjà allègrement exploité notre territoire, dépossédé de leurs milieux des centaines d’espèces animales et végétales ? 

Et pourtant, ce poème de la forêt sauvage est comme la lucarne dans la cellule du prisonnier. Cette possibilité d’un rêve. Savoir qu’il existe encore quelque part, sur notre vieux continent, une forêt où l’on peut se perdre sans peur, admirer les étoiles au chant de la plus petite chouette d’Europe, s’émerveiller aux pieds d’arbres multi-centenaires, surprendre le même jour l’écureuil et son petit, la martre en son pin, dix espèces de pics et le discret gobemouche nain. 

Alors, et s’il est vrai que l’émerveillement et l’amour du monde sont en mesure d’aider à épargner la Terre, il est de notre devoir de préserver les rares lieux où ils peuvent encore s’exprimer aussi puissamment.

Jessica Buczek, Voyage en Forêt de Białowieża

 Pologne, mai 2019.


Jessica Buczek est une jeune photographe professionnelle passionnée de forêts, d’arbres et d’ornithologie. En 2018 elle a été Lauréate de la Bourse de la Fondation Iris et du magazine Terre Sauvage. 
https://jessicabuczek.com/

Photo ci-haut : Bison bonasus – Bison d’Europe dans la forêt de Białowieża, Pologne. © Jessica Buczek

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