Reculturer la forêt – entretien avec Daniel Perron, spécialiste de l’histoire politique des forêts

Photo de Daniel Perron devant des plantes vertes

La période estivale est propice aux réflexions de fond. Juriste et historien du droit, spécialiste de l’histoire politique des forêts, Daniel Perron, après la philosophe Joëlle Zask, a accepté de répondre à nos questions pour ce deuxième entretien au long cours. Nous l’avons interviewé au plus fort des incendies qui ont frappé la France durant la canicule du mois de juillet.

Dans une émission diffusée au printemps dernier sur France Culture, vous releviez que le regard porté sur la forêt change. Voyez-vous un décalage entre celui des pouvoirs publics, et celui de la société civile ?

Oui, énorme ! Pour l’instant, au niveau ministériel, on est encore sur une forêt -pas exclusivement mais presque- vue sous l’angle économique. C’est une vision ancienne de l’État français. Si l’on observe les parcours des responsables, les trois derniers Directeurs de la forêt n’ont jamais mis les pieds sur le terrain. Ce sont des Ingénieurs des Ponts et Chaussées, mais ils ne sont pas forestiers.

On cherche en vain le mot forêt dans le parcours de nombreux Conseillers ministériels

On cherche en vain le mot forêt dans le parcours de nombreux Conseillers ministériels. Dans la continuité des grandes politiques du passé, elle n’est considérée que comme une ressource. Ils ont du mal à faire vivre sa multifonctionnalité. Cette vision empêche l’État de prendre conscience qu’il faut y consacrer beaucoup plus d’argent. Je milite pour la mise en place d’un ministère de la Forêt. Le dernier ministre, René Souchon, a officié en 1984-1986. Il avait été nommé par François Mitterrand, ce qui n’est pas un hasard, car il s’y intéressait beaucoup.

On a une perte de culture générale forestière au sein de l’administration française. C’est un énorme défaut en matière de construction des politiques publiques. Je pense qu’il faut un ministre délégué à la Forêt auprès du ministre de l’Agriculture.

Francis Hallé préconise de le rattacher plutôt au ministère de l’Environnement.

Cela se défend aussi, mais c’est compliqué. La forêt est un espace anthropique. Il ne faut pas perdre de vue ce caractère-là. Si l’on prend ce qui se passe actuellement à la Teste-de-Buch (un incendie incontrôlable ravageait cet espace forestier en Gironde au moment de l’entretien, ndlr), il risque d’y avoir une instrumentalisation assez inquiétante et grave de certaines positions des usagers. On va dire « c’est les écolos qui ne veulent pas débroussailler, il faut que ce soit un champ de maïs, ça brûlerait moins », je le vois gros comme une maison (effectivement, la polémique n’a pas tardé à enfler, notamment sur les réseaux sociaux, ndlr).

Entretenir la forêt n’est pas une mauvaise chose en soi. Pour l’entretenir, comme souvent, cela passe par une activité économique. La question est : comment ? Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que le monospécifique est une erreur. Les résineux sont trop inflammables. Il va falloir retrouver une sylviculture plus mélangée. Évidemment, sous cet angle le ministère de l’Environnement serait indiqué, parce qu’il a une vraie culture de l’environnement. Il faut trouver un moyen terme.

Si je penche pour le ministère de l’Agriculture, avec un ministre délégué à la Forêt, c’est parce qu’on oublie toujours que la vraie raison de la création de l’ONF par Edgar Pisani, en 1964, est financière. Il ne voulait pas se battre, chaque année, pour obtenir un budget.

Dernièrement, le ministère de l’Agriculture avait entrepris un grand chantier sur la forêt, savez-vous où cela en est ?

Oui, les Assises de la Forêt sont terminées (rires). Vous avez entendu des annonces ? Non, vous non plus ? Eh bien voilà.

C’est dommage. Le travail est très bien fait, là n’est pas la question ! On a la chance de disposer d’un certain nombre de hauts fonctionnaires extrêmement compétents. Le problème est qu’ils ne sont pas écoutés, et pas placés au bon endroit.

Par ailleurs l’ONF a vu ses effectifs fondre, les agents sont dans une telle souffrance que certains se sont suicidés.

J’étais à l’ONF pendant trois ans. Depuis le début des années 2 000 on a perdu 40 % des effectifs. On est passés de 12 500 postes à 8 000, et un plan de 500 suppressions supplémentaires est en cours. Ce chiffre est symptomatique.

Les gouvernements successifs sont responsables. Et tous ! De droite comme de gauche. Moi, je veux bien que l’on m’explique tout ce qu’on veut, mais on ne peut pas aller plus vite avec moins de personnes sur le terrain. Donc on a abandonné un certain nombre de missions.

Quand je suis arrivé (en 2014, ndlr), j’ai demandé aux agents des grands espaces forestiers, à Orléans ou ailleurs : est-ce que vous allez parler de la forêt aux écoles alentours ? Ils m’ont répondu : « Avant, on le faisait. Maintenant, on n’a plus le temps ».

Vous faisiez référence tout à l’heure au manque de culture forestière dans les instances qui nous gouvernent, mais on voit bien que de ce fait, la population elle-même en a une représentation appauvrie.

Tout à fait. Ces agents qui côtoyaient un certain nombre d’élèves ne les voient plus ! Or c’est à cet âge là que se fait une acculturation. Tout cet apport, tout cet accompagnement n’est plus assuré par la puissance publique. Ce sont des choix comptables. Et aujourd’hui, à l’heure du réchauffement climatique, on est en train de les payer.

Je suis breton. J’ai vu que les Monts d’Arrée étaient en feu hier soir. Le problème n’est pas qu’ils brûlent, c’est déjà arrivé en 76. C’est que ça brûle partout en même temps. Comme Joëlle Zask, on est un certain nombre à l’avoir dit aux décideurs : « les mégafeux arriveront en France ». Le problème dans ce pays est qu’il faut souvent être dans le mur pour voir que le mur était là.

La forêt n’est pas moins bien traitée que les autres secteurs. Elle est juste moins en vue. C’est un monde caché. Elle représente plus de 400 000 salariés, c’est équivalent à l’industrie agro-alimentaire. Mais on n’en parle pas. Or en politique, tout ce dont on ne parle pas n’existe pas.

Il n’y a pas vraiment de politique forestière commune à l’Europe. Mais elle a certainement un rôle à jouer ?

Il y a des directives tout de même, une stratégie européenne. Comme je pense que la forêt est un bien commun, je pense qu’il faut une politique forestière à l’instar de la politique agricole commune. La difficulté est de mettre d’accord des pays qui ont des problématiques différentes, des forêts si diverses : ceux du Sud, le Portugal, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, aujourd’hui la France, avec le réchauffement climatique ; et ceux du Nord, la Finlande, la Suède… Le poids de la forêt est considérable dans l’économie finlandaise. Mais enfin je trouve que l’Europe avance bien.

C’est plutôt dans le choix des moyens, État par État, que l’on voit les freins. La France alloue peu d’argent à sa forêt par rapport à d’autres pays, l’Allemagne par exemple. La mise en place des politiques publiques n’est pas exempte de contradictions. C’est aussi lié à l’absence de cadre et de définition. Il faut engager les moyens de l’État et, derrière, de l’administration, des collectivités locales, des acteurs économiques… etc.

Est-ce que, selon vous, la loi pourrait protéger davantage la forêt des conséquences de l’activité humaine ? Il est beaucoup question en ce moment de donner une personnalité morale aux espaces naturels.

D’un point de vue strictement juridique, aujourd’hui, on peut la protéger. Le problème, c’est avec quels moyens. On met des policiers et des radars sur les routes contre les incivilités ; de la même façon il faut mettre des agents en forêt. Je rejoins les idées de Sarah Vanuxem, juriste très pointue, sur les Communs. Elle a écrit deux livres (La Propriété de la terre (Wildproject, 2018) et Des choses de la nature et de leurs droits (Quae, 2020), ndlr) que je trouve passionnants, en tant qu’historien. Il faudrait organiser un vrai débat entre cette solution et la personnalité morale.

Je suis pour que l’on dise : « la forêt est un bien commun ».

Je suis pour que l’on dise : « la forêt est un bien commun ». D’un point de vue juridique, cela permettrait de faire évoluer les choses. Aujourd’hui, il y a deux statuts de la forêt : privé, et public. La forêt publique est sous le Régime forestier : je pense qu’il faut l’étendre à l’ensemble des forêts. On y viendra.

Le droit de l’Environnement donne de plus en plus de contraintes aux propriétaires. Cela ne se fera pas en deux jours, mais il faut discuter.

Je suis persuadé qu’un grand nombre de forestiers aujourd’hui sont prêts à en parler. Le feu de la Teste-de-Buch est très intéressant de ce point de vue. C’est une forêt privée, mais celle du Pilat, contiguë, est publique, gérée au mieux par l’ONF avec son manque d’effectif. On voit bien qu’elles brûlent en même temps.

Une continuité des pratiques permettrait de limiter les risques de propagation d’incendies d’un espace à l’autre. Il faudrait mettre en place une Agence nationale des forêts, j’en suis un très gros promoteur. Il ne faut plus l’ONF d’un côté, le CNPF de l’autre.

Est-ce que vous pensez que la société civile mesure les enjeux et entre dans ces dimensions, un peu techniques ?

Je crains qu’on soit dans une vision sentimentale de la forêt, et pas suffisamment biologique. L’arbre du climat cache la forêt de la biodiversité. Les enjeux doivent être mieux expliqués au grand public, ce que l’on fait très peu. Abattre un arbre malade se justifie parfois. Ensuite, le paysage est devenu un référent culturel. Ça a commencé au XIXe siècle et explosé au XXe. Réaliser cet aspect patrimonial est essentiel. Parfois, je débats avec des amis forestiers. L’un d’eux m’a dit : « on ne peut pas faire sans les coupes rases ». Techniquement, je comprends son point de vue. Mais il faut compter avec le public.

On doit avoir un dialogue constant, même si les experts acceptent mal qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. C’est normal, pour un forestier, de couper un arbre. Mais l’objectif final doit être de permettre la régénération. Les agents de l’ONF sont pris entre des injonctions contradictoires, entre mission de protection et exigences de rentabilité.

Quel espace pourrait ouvrir le projet de Francis Hallé de recréer une forêt primaire en Europe de l’Ouest, dans les représentations ?

Je vais vous dire : lui pourrait faire le pont entre les techniciens et le grand public !

C’est un biologiste, il sait de quoi il parle. L’évolution de la connaissance du milieu forestier est absolument essentielle. Je suis très favorable à ce développement de forêts qu’on ne toucherait pas, pour redonner à la nature un espace non-anthropisé. Justement au niveau de la biodiversité. Nous sommes en période de 6e extinction de masse. C’est la même problématique en agriculture, celle de la maîtrise de tout par l’homme.

Je trouve très intéressant que l’on retrouve des écosystèmes sur lesquels on n’a pas prise. La grosse difficulté aujourd’hui, c’est qu’on va nous dire « ça va cramer ». Il faut donc expliquer. La surface qu’il veut y consacrer, 70 000 hectares, est tout à fait acceptable.

Une autre des administratrices de l’association, la naturaliste Annik Schnitzler, explique que le bois mort laissé au sol n’est pas un réel problème. Et qu’une forêt avec une bonne biodiversité, des essences variées, d’âges différents, résiste mieux aux incendies.

Bien-sûr, elle se protège beaucoup plus naturellement. D’abord, sans doute, parce qu’elle garde plus d’humidité. Il y aura des feux, mais que l’on pourra mieux circonscrire.

Au delà, se pose la question des usages, qui est un élément crucial de protection. Je suis, par exemple, très en faveur de l’agroforesterie. Il y a eu une rupture majeure, au XIXe siècle, entre forêt et milieu agricole : c’est le Code forestier de 1827 qui en est à l’origine. Jusque là, on pouvait y amener ses animaux, cochons ou autre, il y avait une agriculture forestière, c’était réglementé depuis une Ordonnance de 1669. Cela a été abandonné pour raison économique : on a spécialisé les deux espaces. L’agroforesterie serait un moyen de revenir à des pratiques, notamment d’élevage, qui entretiennent l’élément forestier. Cela nécessitera des contrôles, c’est aussi toute la difficulté ! Mais il s’agit d’un choix de société, à opérer autour de la forêt.

Il faut que l’intérêt général s’impose. Si l’État tient son rôle de passeur culturel. On pourrait très bien imaginer une administration en charge de développer la connaissance des milieux naturels en France. Je suis plutôt issu du monde marin, étant breton des côtes. Eh bien c’est pareil ! La mer, ça s’apprend. On défend bien ce que l’on connaît bien.

Les politiques publiques d’aujourd’hui ont été établies au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, alors que la France manquait de vivres et de bois. Il a fallu produire, produire. Mais ces orientations sont issues d’un monde qui n’est plus le nôtre. Nous devons les redéfinir. Reculturer.

Vous dites qu’il est temps de reculturer, comment imaginez-vous la forêt du futur ?

Je la vois comme un bien commun, avec une tri-fonctionnalité, économique, sociale et environnementale. La forêt a toujours, d’une manière ou d’une autre, au cours des siècles, répondu à ces enjeux, mais là, elle peut apporter des solutions aux problématiques environnementales auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Ce qui est formidable, c’est qu’elle est transgénérationnelle. C’est elle qui va nous ré-ancrer dans le temps long.

Pour ma part, je l’ai ré-appris avec elle.

Propos recueillis par Gaëlle Cloarec

19 juillet 2022

Photo de couverture : vue aérienne de la forêt de Białowieża, Pologne © Arnaud Hiltzer

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