La dimension sonore des paysages forestiers, longtemps méconnue, est pourtant essentielle. Tour d’horizon de ses enjeux.
Dans Le chant des forêts, nouveau film de Vincent Munier qui vient tout juste de sortir en salles, le cinéaste donne la parole à son père Michel. Ce naturaliste et ferveur défenseur de la forêt des Vosges lui a appris dès l’enfance l’art de l’affût, quand on attend le moment merveilleux où, oublieuses de la présence humaine, bien camouflée, les bêtes reprennent le cours de leur vie. Des heures à « rester là, écouter… et voir, peut-être », dans cet univers boisé où il se sent « comme dans une cathédrale ». Interviewé par France Info, Vincent Munier confirme l’importance de l’ouïe, « presque plus précieuse que la vue », pour percevoir le miracle d’un tel écosystème, fragilisé par l’anthropisation.
« Il y a très peu de mots dans le film, on est économes en mots, on laisse la parole à la forêt, pour essayer de toucher la part de sensible, réveiller ça, cette sensibilité, parce que ce n’est pas normal qu’on ait si peu d’empathie envers les autres, envers les animaux, les végétaux, envers les non-humains. »
« On est sur la seule planète qui chante. Il y a des milliers d’espèces qui émettent des sons et on les ignore. Mais quand on commence à ouvrir ses oreilles, on se trouve petit en tant qu’humain. Qu’est-ce qu’on est en train de proposer aux autres ? Destruction et exploitation. »
« Ne nous habituons pas au silence progressif des oiseaux, des insectes et des êtres vivants ».
Cela n’est pas un hasard si autant de penseurs du vivant s’expriment ainsi, de plus en plus, sur le son. Cette dimension, dont on a tendance à négliger l’importance, est en fait cruciale et a son rôle à jouer dans le rééquilibrage de notre relation au monde.
À quoi « sert » le son ?
Partons d’une définition : selon Jérôme Sueur, écoacousticien du Muséum national d’histoire naturelle, et auteur d’une Histoire naturelle du silence parue chez Actes Sud,
« le son est une onde mécanique universelle qui traverse les espaces sans laisser de traces mais des informations et des sensations propres à chaque être vivant ».
Il véhicule des messages qui servent une infinité de buts : à la rencontre avec l’autre sexe, au moment de la reproduction, aux liens entre parents et jeunes, à la cohésion des groupes familiaux, la recherche d’une proie, de l’eau, la fuite face aux prédateurs…
Chacune des espèces qui peuplent un territoire donné contribue à la « signature acoustique » qui lui est propre. Cymbalisation de la cigale, aboiement des chevreuils, toc toc toc du pic noir se mêlent à l’empreinte sonore du circuit de l’eau, aux éventuels grondements souterrains, au vent dans les arbres. Ce dernier, orienté par les obstacles sur sa trajectoire, ne produit pas le même son s’il rencontre des pins ou des trembles. La configuration des lieux influe sur la communication sonore des espèces qui peuplent le territoire, lesquels en retour alimentent le concert collectif et lui donnent sa singularité.
C’est la biogéophonie, ensemble des sons émis par les biotopes, étudiée par les écoacousticiens. Lesquels distinguent trois catégories dans les paysages sonores : la biophonie (tous les sons d’origine animale et végétale), la géophonie (sons abiotiques mais naturels) et l’anthropophonie (sons d’origine humaine). Entre elles, rien n’est figé : au fil du temps, leur volume sonore respectif évolue. Dans les grands équilibres dynamiques vers lesquels tend spontanément la nature, le son aussi est affecté par l’anthropisation ; jusqu’à un effacement de la biophonie.
Le silence, marqueur de l’effondrement de la biodiversité
Avec sa plume inimitable, Rachel Carson s’insurgeait dès les années 1960, lorsqu’elle s’est rendu compte que l’usage intensif de pesticides empoisonnait les écosystèmes, au point que l’on n’entende plus un bruit animal sur des surfaces de plus en plus étendues.
« Qui a le droit de décréter au nom de légions de personnes que l’on n’a point consultées – que le bien suprême est un monde sans insectes, même s’il doit être aussi un monde stérile, privé de l’aile gracieuse d’un oiseau en vol ? Un tel choix a été fait par un esprit autoritaire, détenteur temporaire du pouvoir, profitant d’un moment d’inattention de millions d’humains pour qui la beauté et le monde ordonné de la nature ont encore une signification impérative et profonde. »
Les chiffres d’aujourd’hui devraient tous nous affoler. D’ailleurs, cela commence à être le cas, si l’on en croit le succès, cet été, de la pétition contre la loi Duplomb, qui voulait réintroduire les néonicotinoïdes. En 20 ans, l’Europe aurait perdu 70 % de ses insectes volant, comme le rappelle cet article de Sesame, revue de l’Inrae. Alors qu’ils forment la base d’innombrables chaînes alimentaires : leur disparition a des conséquences catastrophiques sur toutes les autres espèces. Un épais silence animal menace les paysages, à mesure que la vie s’y amoindrit. Tandis que nos bruits anthropiques ne cessent de croître. Ces derniers, dus à nos activités urbaines, agricoles, industrielles, commerciales, touristiques, à nos transports et notre technologie, envahissent les espaces naturels.
Souvent dans l’indifférence ou la méconnaissance : quand on pense aux pollutions en forêt, ce qui vient à l’esprit est plutôt relatif aux pluies acides, déchets plastiques, métaux lourds ou molécules toxiques. Les pollutions lumineuses ou sonores sont en revanche beaucoup moins présentes à l’esprit, alors qu’elles ont elles aussi un impact considérables.
Le son qui colonise
Pour Jérôme Sueur,
« L’homme est un être hégémonique qui continuellement cherche à montrer sa puissance, non pas sur-naturelle mais contre-naturelle, par ses manifestations sonores intense : voix fortes, musiques tonitruantes, machines bruyantes envahissent l’univers sonore animal, couvrant les autres animaux. L’activité acoustique humaine tient une place majeure dans la sonosphère et structure très fortement les paysages sonores, le plus souvent par un effet perturbateur, voire polluant. »
Les sons humains brouillent les messages des animaux, qui deviennent inintelligibles. Pour ceux qui chantent, notamment, et plus globalement tout ceux dont la survie s’appuie sur l’ouïe. Avec des conséquences comportementales considérables : le bruit trouble le sommeil, épuise le système nerveux, perturbe l’apprentissage. Il peut rompre un lien de survie avec des jeunes affamés, empêcher la reproduction, ou tout simplement désorienter. Qui dit baisse de concentration, dit diminution de la vigilance, risque accru de se perdre, être capturé. Par ailleurs, le stress généré par la pollution sonore occasionne dérèglements endocriniens, problèmes cardiovasculaires, déséquilibres immunitaires. Il amoindrit la vitalité des individus et donc la viabilité des populations.
Avec un « effet cascade », car toutes les espèces d’un écosystème interagissent, tour à tour proies, prédateurs, disperseurs, nettoyeurs, régulateurs, nécrophages…
Déverser nos poubelles sonores, écrit Jérôme Sueur, est une pollution qui a un coût énergétique individuel, obligeant par exemple les oiseaux à chanter plus fort, voire à changer de fréquence : « l’effet Lombard ». Ou à se déplacer, ce qui a un coût écologique collectif. Il le rappelle, la végétation n’est pas indemne : comme les animaux s’éloignent des nuisances, leur activité aussi, et donc leurs fonctions écologiques. Lorsque la pollinisation des insectes, la dispersion des graines par les rongeurs, les volatiles… ne sont plus assurées, les plantes en pâtissent. Par ailleurs, il n’est pas toujours possible aux espèces de migrer.
« Les véhicules motorisés portent loin, témoigne Luce Roux, bioacousticienne. Sans parler des avions, qui prennent beaucoup de fréquences et masquent tout. Cet automne, j’ai réalisé un enregistrement sur 24 heures complètes dans le Jura. Sous les lignes où ils passent fréquemment, c’est frappant. Ça, et les machines utilisées pour les coupes rases. On n’entendait que ça ! Alors qu’il existe dans ces forêts des places de chant pour le Grand Tétras. »
Les balles tirées par les chasseurs produisent quant à elles des bruits d’impact dont l’intensité sonore dépasse facilement les 120 dB, et peuvent aller jusqu’à plus de 160 dB selon le calibre utilisé. Ajoutons ceci au stress générique induit par une saison de chasse, et imaginons ce que vivent les animaux…
« Le seul endroit où je n’ai pas entendu tout cela, déplore Luce Roux, était une réserve naturelle au Pérou, Tambopata. Car même en Amazonie, les habitats sont de plus en plus fragmentés et les activités humaines sonores de plus en plus présentes. »
Début décembre, France Culture a consacré une émission de LSD, la série documentaire, à la « nature sous écoute ». Valérie Delage, qui travaille pour l’ONF en forêt de Rambouillet, y décrit la réserve biologique, dirigée avec zones en libre évolution, composée de feuillus : chênaie, bouleaux, charmes, ponctuellement des hêtres, ainsi que de boisements humides, avec aulnes et saules. Grégoire Loïs, ornithologue du MNHN, s’enthousiasme pour le geai, lorsqu’il imite les cris de buses pour essayer de faire de la place autour de lui, tandis que la mésange charbonnière « imite tout le monde ! » Un paysage sonore riche, laissant rêver à ce que serait celui d’une forêt primaire, dans la plénitude de sa maturité.
Cette émission témoigne du travail de scientifiques, qui se préoccupent de documenter le son des forêts pour les générations futures. Mettre à la disposition des citoyens du matériel sonore pour sensibiliser, comprendre les phénomènes évolutifs sur plusieurs années, est crucial. Ce à quoi s’attelle Ludovic Crochard, coordinateur du projet Sonosylva, qui dresse un état des lieux sonore des forêts protégées de France, pour mesurer en particulier l’impact anthropique, dans ces zones censément préservées. 110 sites ont été étudiés en 2025, dans une étude prévue pour durer jusqu’à fin 2026 « mais peut être amenée à évoluer, perdurer »… Si les financements alloués à la recherche ne sont pas rabotés.
Un autre paradigme
Nous l’évoquions en introduction, l’envie d’un changement culturel, qui prenne en compte la dimension sonore, se dessine aussi à l’interface entre les sciences du vivant et les arts. Avec notamment la participation croissante d’artistes dans le champ du field recording. Sur le territoire lyonnais, un appel à projets lancé par La Trinité, « scène de musiques baroques et irrégulières », et le GRAME – Centre national de création musicale, invite ainsi les compositeurs à travailler à l’échelle ultra-locale d’une « écologie sonore en circuit court ».
De quoi renforcer notre subtilité auditive, et peut-être, notre capacité à rester silencieux. Comme le dit Jérôme Sueur,
« Par l’oreille on a un autre lien avec les paysages. Quand on écoute, on se tait ! »
« Le futur est obscur, il grouille de possibles inconnus, juste, à la rigueur, imaginables. (…) Ni le désespoir, ni l’espoir, ne sont une réponse. Même si on n’a, nous, aucune chance de connaître à nouveau les formes de solidarité, d’équité, de protection, d’hospitalité telles que nous les avons connues ou telles que nous en avons hérité, au moins on prépare un temps où tout cela sera à nouveau possible. Et c’est cela que nous devons transmettre. Alors on ne lâche pas l’affaire. »
Elle a parfaitement raison. Si dans dix ans, entendre le lynx vocaliser dans les brumes des forêts vosgiennes est toujours possible, peut-être y vivra-t-il encore dans 10 ans, dans 1000 ans. Peut-être y aura-t-il à nouveau une forêt primaire en Europe pour accueillir ses descendants, et les nôtres.
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