Francis Hallé à Elon Musk : « Ne cherchez plus, on a trouvé vos pièges à CO2 ! »

100 millions de dollars pour la forêt primaire… voilà qui donnerait un fabuleux coup d’accélérateur au grand projet européen porté par le botaniste Francis Hallé et ses soutiens.

Lorsqu’il a appris que le milliardaire voulait lancer « le plus grand prix de l’histoire » en matière de lutte contre le changement climatique, en attribuant 100 millions de dollars à quiconque trouverait la meilleure technologie pour capter et stocker le CO2, l’éminent naturaliste n’a pas hésité longtemps à concourir. Interview.

« Si j’ai une piste ? Affirmatif !»

La réponse de l’expert des forêts primaires tient en ces mots : « je ne crois pas qu’une quelconque machine va pouvoir faire cela et je suis convaincu que le meilleur moyen de capter et de stocker le carbone atmosphérique sur le long terme, c’est la forêt. »

Cette démarche ne vise-t-elle pas plutôt à éviter de remettre en question notre modèle de croissance ?

« Exactement et c’est très pernicieux. Supposez qu’on trouve la machine dont rêve Elon Musk. Ce serait dramatique puisque nous n’aurions plus aucune raison de diminuer nos émissions de GES. Or il faut les diminuer, c’est impératif !

Mais essayons plutôt de répondre à son challenge : si nous avions des grandes forêts avec des grands arbres de gros diamètre, on stockerait le carbone de façon très efficace et durable. Notez d’ailleurs que si nous avons de grandes quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère actuellement, c’est en grande partie lié à la destruction des forêts. Il y a aussi la combustion des carburants fossiles, qui eux-mêmes étaient des forêts au départ.

Une étude réalisée en 2019 par des chercheurs de l’école polytechnique de Zurich (publiée par la revue Science) révèle qu’à l’échelle de la planète nous pourrions « reforester » une surface d’environ 900 millions d’hectares – équivalente au Brésil – et ainsi capter plus de 200 milliards de tonnes de CO2 (les activités humaines ont généré 43 milliards de tonnes de CO2 en 2019). Face à cette capacité bien documentée des forêts, les alternatives industrielles (1) sont-elles crédibles ?

Elles sont anecdotiques voire illusoires si on intègre toutes les conséquences sur l’environnement d’une telle industrialisation – bilan carbone des installations, artificialisation des sols, paysages défigurés… La solution forestière reste à mon sens, et de loin, la meilleure solution. Faisons sur ce point une distinction qui me paraît essentielle entre les plantations d’arbres qui sont faites dans le but d’être exploitées, et les forêts qui se développent librement sur le très long terme, on parle de millénaires. Dans les forêts les arbres vivent généralement très longtemps et pour eux les changements climatiques, y compris celui que nous vivons actuellement, c’est la routine !

– On observe pourtant beaucoup de massifs forestiers en dépérissement…

Pourtant les arbres se portent plutôt bien dans l’ensemble. Sauf effectivement dans les espaces plantés d’espèces uniques, véritables monocultures où les parasites se régalent. Mais ces espaces auxquels vous faites référence, ce ne sont pas des forêts mais des cultures !

Quand on parle de « reforestation » parmi les solutions, l’homme y joue généralement un rôle d’acteur, via la plantation d’arbres. A-t-on un rôle à jouer dans la reconstitution des forêts ?

Certains vous diront que oui. Dans la logique de ce que je viens d’évoquer nous avons besoin de bois pour satisfaire nos besoins dans de nombreux domaines et dans ce cadre, effectivement, l’humain joue un rôle actif d’agriculteur. On parle d’ailleurs de « récolter le bois ». Mais cela n’a rien à voir avec les forêts en libre évolution qui elles sont indispensables pour stocker le CO2 et régénérer la biodiversité.

Il est d’ailleurs choquant qu’en France, comme à l’échelle du monde, on refuse cette distinction en confiant chez nous la question des forêts au ministère de l’agriculture et à l’échelle de l’ONU à la FAO. J’appelle de tous mes vœux la création d’une structure ministérielle ad hoc qui s’occupe exclusivement de la forêt, avec une structure similaire à l’échelon mondial. Et laissons le ministère de l’agriculture gérer les plantations d’arbres.

Revenons à Elon Musk. Si celui-ci vous répond qu’il cherche avant tout des innovations, que lui direz-vous ?

Je lui dirai que la photosynthèse reste la meilleure innovation en matière de captation du carbone. D’ailleurs si j’en juge aux recherches qui sont menées par des startups en vue comme Climeworks (1), on est sur des modèles qui ne sont pas très éloignés de ceux des arbres. Or la biomimétique devrait plutôt nous inciter à utiliser les systèmes vivants que d’imaginer des imitations artificielles. L’innovation n’est plus dans cette industrialisation, qui évoque plutôt le « monde d’avant » pour reprendre une formule à la mode. Comme l’expliquent très bien les scientifiques Béatrice et Gilbert Cochet qui soutiennent notre projet, innover consiste désormais à miser sur les dynamiques extrêmement puissantes de la nature – forêts et océans en tête – pour trouver des solutions efficaces face à la crise climatique.

climeworks
Pièges à CO2 développés par la startup Climework. Source : Climeworks.

De nombreuses voix s’élèvent pour inventer un autre système de comptabilité économique que celui fondé sur la seule croissance du PIB (2). Un modèle qui intègre les services rendus par la nature…

Il faudrait en effet faire le bilan entre ce qu’on gagne à détruire la nature et ce qu’on perd. Le déduire des gains industriels, car on n’intègre jamais dans ces comptabilités fallacieuses la perte de tous les services que nous rend la nature. Or une fois qu’elle est détruite, on n’a plus tous ses services. J’appelle donc à faire évoluer cette comptabilité et je ne doute pas que les économistes trouveront mieux que le PIB, beaucoup travaillent d’ailleurs sur ces questions. Il faut ensuite que les acteurs économiques intègrent ces données, mais là c’est une autre histoire. Pour l’instant, c’est une question de volonté politique et de suite dans les idées.

« Ma conviction est que le jour où le PIB intègrera les services rendus par la nature, notre forêt primaire vaudra de l’or. Et on sera imité partout ! Avis aux investisseurs… »

Francis Hallé

Ma conviction est que le jour où le PIB intègrera les services rendus par la nature, notre forêt primaire vaudra de l’or. Et on sera imité partout ! Avis aux investisseurs…

Justement, en parlant d’investisseurs, Warren Buffet a dit un jour « quelqu’un s’assoit à l’ombre aujourd’hui parce que quelqu’un d’autre a planté un arbre il y a longtemps. » Un conseil que pourrait méditer Elon Musk ?

C’est vrai, en précisant que l’arbre est peut-être venu tout seul… puisqu’on n’a pas toujours besoin de le planter !

Le même Warren Buffet a dit que « quand des gens intelligents expliquent leurs idées à un orang-outang, cela améliore la qualité de leur prise de décision. »

Je l’encourage donc vivement à expliquer à cet orang-outang – qui lui connaît bien la nature – qu’il veut investir dans des technologies coûteuses pour un résultat hypothétique, alors que la nature – qui elle a fait ses preuves – fait tout le boulot gratuitement…

– Comment imaginer qu’Elon Musk n’y ait pas déjà pensé ?

C’est une idée qui lui a sans doute échappé…

Imaginons à présent qu’il vous appelle pour vous attribuer les 100 millions de dollars. Qu’en faites-vous ?

Oh je ne serais pas du tout en peine ! On pourrait commencer par se procurer des terrains pour les laisser en libre évolution. Et laisser faire la nature. Tout simplement. »

Propos recueillis par Ghislain Journé.

Photo principale : Julien Arbez, photographe naturaliste dans le Jura.

Notes :

(1). Climeworks est une entreprise suisse qui a mis au point une technologie permettant de piéger le CO2 dans l’air ambiant pour l’enfouir dans le sous-sol. Dans sa première installation basée en Islande, l’entreprise ambitionne de filtrer chaque année 4000 tonnes de dioxyde de carbone. Des critiques persistent sur la portée de la technologie et sur son coût. Il faudrait en effet un nombre incalculable d’usines pour atteindre une réduction tangible des émissions. Dans son site d’Hinwil (ZH), Climeworks peut retirer jusqu’à 900 tonnes de CO2 par an de l’air, soit l’équivalent des émissions de 200 voitures.

(2). Extrait d’un article du Monde daté du 2 février 2021 : « La nature vient rappeler régulièrement qu’elle ne saurait être éternelle si les humains n’en prennent pas soin. Un nouvel avertissement est formulé par un rapport de 600 pages, commandé il y a deux ans par le gouvernement britannique. Fruit du travail de spécialistes internationaux, coordonné par le professeur d’économie de l’université de Cambridge Partha Dasgupta, il dresse un bilan inquiétant quant aux aspects économiques, sanitaires et sociaux de la croissance économique. (…) Le rapport souligne que les modèles économiques, fondés sur la croissance, n’intègrent pas les bénéfices tirés de la biodiversité. Les auteurs appellent alors à remplacer la seule comptabilité traditionnelle de la croissance (le produit intérieur brut, PIB) par un calcul du bien-être économique prenant en compte les services rendus par la nature. »

Extrait d’une interview de l’ancien ministre Hubert Védrine pour Novethic :

« Ce qui manque absolument dans le calcul économique, c’est la prise en compte du patrimoine. On parle de stock en économie. Donc si on parvient à donner une valeur au patrimoine existant – par exemple la capacité de la forêt à capter du CO2 – les outils de mesure qui seront demain utilisés par tout le monde et en particulier les investisseurs permettront d’aller dans le bon sens : celui de l’écologisation. »

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