Sortir du paysage

La Gimette C Herve Gasdon President De La Societe Alpine De Protection De La Nature

Réensauvager le monde, une urgence existentielle. Dans notre vieille Europe, mitée par le béton, cela passe par le dessin d’un réseau ouvert à la circulation du vivant.

L’IPBES1, considérée comme le GIEC de la biodiversité, a publié au printemps 2019 l’étude la plus exhaustive jamais réalisée sur ce sujet. Le vivant s’effondre. Espèces animales, végétales… leur taux d’extinction est « sans précédent dans l’histoire humaine » et il s’accélère, conséquence directe de notre activité. « Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » L’humanité se leurre si elle pense réchapper à cette hécatombe, smartphone dernier cri à la main pour filmer la débâcle. Il faut résolument desserrer notre emprise sur la planète et réapprendre à partager. Nous avons besoin du sauvage, et le sauvage, pour vivre, a besoin d’espace, d’interactions, de circulation. Dessiner des trames vertes, bleues ou noires est un bon début.

Ce concept de trames a été formalisé lors du Grenelle Environnement, comme un outil d’aménagement du territoire, à l’échelle nationale, « qui permette aux espèces animales et végétales de circuler, de s’alimenter, de se reproduire, de se reposer… en d’autres termes, d’assurer leur survie » (source : DREAL Paca). Il relie les réservoirs importants de biodiversité, montagnes, littoraux ou zones humides, via des corridors écologiques, qui franchissent ou contournent les obstacles dressés par l’homme, tels que barrages ou autoroutes. Le tout formant ce que l’on appelle une continuité écologique.

Rendre à la forêt

Le Grenelle a eu lieu en 2007 ; depuis les efforts consentis par le gouvernement et les collectivités n’ont absolument pas suffi à freiner la chute de la biodiversité. Mais l’idée fait son chemin, et certains collectifs écologistes, non contents de lutter pied à pied contre les grands projets inutiles, fermes-usines ou centres commerciaux, qui vont à contre sens, explorent d’autres voies. En utilisant parfois… l’un des piliers du capitalisme, garanti en France par la Constitution : le droit de propriété. Cet hiver, l’ASPAS, Association pour la Protection des Animaux Sauvages, a acheté 500 hectares dans le Vercors, pour en faire une réserve « où arbres, plantes, insectes, loups, cerfs, renards, sangliers, aigles, vautours, etc. auront le temps et l’espace d’évoluer librement, sans pression humaine » : ni coupe de bois ni chasse n’y seront autorisées, ce qui n’est pas systématiquement le cas dans nombre de secteurs protégés par décret, Parcs nationaux ou zones Natura 2000.

Le botaniste Francis Hallé a publié en octobre dernier une tribune dans le quotidien Le Monde. Il y clame « l’urgence absolue de reconstruire de grandes forêts primaires2 » en Europe, et détaille un projet ambitieux, pour ceux qui dans 700 ans en verront les fruits, un « retour vers les forêts de haute qualité qui couvraient jadis le continent », « tournant le dos à l’immédiateté qui guide nos modes de vie actuels ». Une entreprise qu’il souhaite inscrire dans la Constitution, et qui impliquerait le retour de la grande faune forestière européenne, ours et bisons compris !

Même en milieu très dégradé, industriel ou urbanisé, ou sur de petites surfaces, il est possible de faire quelque chose : son confrère botaniste Akira Miyawaki a mis au point une méthode pour restaurer les sols pollués à l’aide de micro-forêts. Denses, elles jouent pleinement leur rôle de forêt : abritent plus de biodiversité, limitent la propagation des maladies, climatisent les environs, enrichissent les sols et l’eau souterraine, fixent le carbone et sont beaucoup plus résilientes face au réchauffement climatique, qu’elles contribuent à réguler.

Rendre à la rivière

Voilà pour les trames vertes, qui se densifient selon les territoires au gré des initiatives collectives ou individuelles… ou s’étiolent, lorsque les Plans locaux d’urbanisme leur sont défavorables. Les trames bleues quant à elles concernent comme leur nom l’indique les milieux aquatiques. À Velaux, commune des Bouches-du-Rhône où coule un petit fleuve, L’Arc, les habitants ont entrepris de remettre en service un ancien moulin, pour produire leur propre énergie hydroélectrique. Denis Hoarau, président de Provence Énergie Citoyenne, est particulièrement satisfait d’un dispositif qui permet aux poissons de remonter ou descendre librement le courant. « Le barrage de la Marie-Thérèse a 500 ans. Jusqu’ici, les anguilles tentaient désespérément de le franchir en s’accrochant aux algues. À présent, des ergots assurent facilement l’accès vers l’amont ; vers l’aval, on a construit un toboggan de dévalaison pour que les animaux arrivent dans une piscine sans se blesser. »

L’Agence de l’Eau Rhône Méditerranée Corse a financé plus de la moitié du budget de cette installation, soit 95 700 € de subvention. Malheureusement, le gouvernement a baissé l’enveloppe globale de la structure de 13%, sur son programme d’intervention 2019-2024. Autant d’argent qui manquera pour des projets de ce type, malgré la preuve de leur efficacité.

Rendre à la nuit

Pourtant, des sommes importantes il s’en dépense énormément en France… à rebours de ce qu’il faudrait faire. Bernard Patin, de France Nature Environnement, déplore l’éclairage artificiel qui perturbe de très nombreuses espèces animales actives la nuit, au crépuscule ou au petit matin. L’association, alliée à d’autres structures écologistes, dénonce le projet porté par la commune de Savines-le-Lac (Hautes-Alpes), pourtant signataire de la Charte du Parc national des Écrins, d’illuminer un pont traversant le lac de Serre-Ponçon. Coût initial évalué à plus de 325 000 €. Des Pénitents des Mées au Fort de Briançon en passant par la citadelle de Sisteron, les sites remarquables sont éclairés au bénéfice des automobilistes filant vers les sports d’hiver, mais au détriment des chauve-souris ou papillons nocturnes. La FNE demande que la notion de trame noire puisse être enfin traduite dans les textes officiels, que de nouveaux projets ne soient pas entrepris, et a minima « que l’on gère l’existant de manière raisonnée : pas d’éclairage toute l’année, pas toute la nuit, en évitant surtout les périodes de migrations ».

Hélas, à Nice le préfet des Alpes-Maritimes a délivré le 31 décembre 2019 le permis de construire de l’extension de l’aéroport, pour une augmentation de plus de 50% du trafic aérien. Avec les pollutions lumineuse, sonore et atmosphérique qui iront de pair. À proximité immédiate d’une zone humide et d’un secteur classé Natura 2000.

Une nouvelle décennie commence. Pour prendre la mesure de l’urgence, nous pourrions commencer par méditer un texte à paraître dans la revue syndicale Antidote, rédigé par un forestier de l’ONF3. Un agent qui pleure en parcourant les forêts exploitées pour le compte de l’État, et qui demande aux arbres « Pardon, pardon pour les hommes… pardon pour tout ce carbone rejeté sans conscience, pardon pour cette insouciante surconsommation perpétuelle, pardon pour cette chaleur implacable qui vous tue… On savait, depuis longtemps, mais on a continué, comme si de rien n’était… Pardon, pardon… On a tous, chacun, notre responsabilité. Parce qu’on n’a pas entendu, pas cru, parce qu’on a pensé que c’était pour demain. »

GAËLLE CLOAREC
Cet article est paru initialement dans le journal Zibeline, en janvier 2019.

1 Plateforme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services éco-systémiques : ipbes.net

2 Forêt n’ayant jamais été ni défrichée, ni exploitée, ni modifiée de façon quelconque par l’homme.

3 Forestier de l’an 2000 (l’auteur a souhaité garder l’anonymat)

Pour aller plus loin :
Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes : anpcen.fr
rewildingeurope.com/what-is-rewilding/ (site anglophone)

Photo : La Gimette -c- Hervé Gasdon, président de la société Alpine de Protection de la Nature

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