La résilience d’une forêt

Coup d’œil sur la forêt de Bitche pendant le Petit Âge glaciaire (v. 1600 – après 1720).

La libre évolution est présentée par les biologistes comme le modèle forestier le plus résistant face aux bouleversements climatiques que l’on vit actuellement.

De quelle façon une forêt laissée à elle-même affronte-t-elle les situations critiques ? Quelles sont les dynamiques naturelles qui interviennent lorsque des évènements climatiques extrêmes se succèdent sur une longue période ?

Un exemple concret nous est présenté par Annik Schnitzler1, dans « Cent ans de dynamique forestière spontanée en plein petit âge glaciaire dans le Pays de Bitche, Lorraine », étude publiée en 2020 dans la Revue forestière française2.

Cette étude prend appui sur un document d’archive exceptionnel : l’Atlas topogéographique de Bitche. Réalisé entre 1748 et 1758, au sortir d’un long siècle où le petit âge glaciaire et la guerre de Trente Ans bouleversèrent l’existence du pays, il fait figure d’état des lieux. Pour les populations humaines, cette période a signifié famines, épidémies et désertion des villages ; pour la forêt qu’ils habitaient, il s’est agi d’une parenthèse d’exploitation – une période en libre évolution – associée à des conditions climatiques extrêmes. L’Atlas constitue donc un témoignage unique d’évolution spontanée en période de bouleversements climatiques.

Dans le contexte actuel, cet éclairage de l’histoire est bienvenu.

 c annik schnitzler

Hêtre, puis chêne, puis hêtre

L’Atlas est très précis : ses cartes et les commentaires qui les accompagnent renseignent sur la nature du terrain, l’occupation du sol, la répartition des espèces entre chênes et hêtres, il fait un inventaire des parcelles forestières selon une typologie par âge des arbres, déterminé par le diamètre des troncs, recense le bois mort, et signale même les évènements climatiques exceptionnels.

Mais une source historique ne doit pas être étudiée de façon isolée ; au contraire, elle doit être croisée avec d’autres sources d’information afin d’être replacée dans son contexte et appréhendée de façon critique.

Pour avoir un point de comparaison, l’étude s’est donc penchée sur les données palynologiques, c’est-à-dire l’étude des pollens anciens trouvés dans le sol et grâce auxquels on peut remonter à plusieurs millénaires dans le passé. Les résultats montrent qu’avant le début de son exploitation par les hommes, la forêt était dominée par le hêtre. Par la suite, les implantations humaines et leurs priorités semblent avoir fait pencher la balance vers une prédominance des chênes ; en effet, pour la construction ou le pacage des animaux mangeurs de glands, le chêne est généralement préféré. Lorsque les troubles surviennent et entraînent l’abandon des villages, les dynamiques naturelles préalables aux occupations humaines reprennent l’avantage. C’est cette dernière situation dont rend compte l’Atlas.

En effet, le document nous montre qu’à la sortie du petit âge glaciaire, presque toutes les parcelles recensées sont dominées par le hêtre. Ainsi, malgré l’influence des hommes pendant des siècles, les dynamiques originelles semblent être toujours présentes sotto voce, et reprennent le dessus très rapidement dès qu’elles ont l’occasion de s’exprimer.

Comme dit plus haut, l’Atlas fait une typologie des parcelles en estimant l’âge des arbres par le diamètre de leurs troncs. Malheureusement, cette méthode est invalidée par l’étude de terrain qui observe que, dans le pays de Bitche, le diamètre du tronc n’est pas corrélé avec l’âge d’un arbre. Dans cette forêt aux terrains diversifiés, les arbres grossissent plus ou moins vite selon qu’ils sont dans une situation environnementale ou une autre. Cela signifie par exemple qu’entre un arbre fin et un arbre au fort diamètre, le plus gros n’est pas forcément le plus âgé. On ne peut donc avoir de données fiables sur les âges des arbres recensés par l’Atlas, qui montre ainsi sa limite.

Une quantité de bois mort, indice des dynamiques en jeu

Les ingénieurs en charge de l’Atlas au XVIIIe siècle s’étonnent d’une impressionnante quantité de bois mort, observant que « la forêt est remplie de bois gisant ». Ce large dépérissement concerne les parcelles de chêne mais n’est jamais observé pour les hêtraies.

L’étude propose plusieurs explications à cela.

Premièrement, le bois tombé au sol ou bien séché sur pied fait partie du profil habituel d’une forêt ancienne en libre évolution, qui peut en contenir jusqu’à un quart du volume total de bois. L’étonnement des ingénieurs vient peut-être du fait qu’ils fréquentent habituellement des forêts en cours d’exploitation, où le bois mort est rarement laissé sur place.

Deuxièmement, si l’abondance du bois mort est véritablement extraordinaire, elle peut s’expliquer par la probable surmortalité apportée par le petit âge glaciaire. En effet, pendant un siècle environ, le climat a connu des extrêmes : non seulement les hivers furent plus longs et plus froids – d’où le nom de cette période – mais les étés furent considérablement plus secs. Les conditions climatiques ont provoqué également des attaques parasitaires, qui ont augmenté d’autant plus le stress des arbres.

Troisièmement, si l’on se penche sur les disparités entre les chênes et les hêtres face à la surmortalité, on en vient à d’autres notions : la concurrence entre espèces et la résistance aux événements extrêmes.

Dans la forêt de Bitche, territoire ancien du hêtre, les chênes semblent la marque de l’activité humaine. Comme vu plus haut, une fois la forêt délaissée, le hêtre reprend l’avantage en concurrençant directement le chêne, ce qui peut expliquer une plus grande proportion de chênes parmi les arbres morts.

Ensuite, il faut savoir que chaque espèce se défend plus ou moins bien contre les aléas climatiques. Dans ce contexte, le hêtre semble avoir certaines caractéristiques biologiques qui lui donnent de meilleures chances de survie, comme de supporter assez bien la cavitation, c’est-à-dire la formation de bulles d’air qui interrompent le courant de sève en cas de manque d’eau.

Notons également que les hêtraies anciennes ont des défenses contre la sécheresse, comme le précise l’étude, qui illustre cette idée avec l’exemple de la hêtraie « Izvoarele Nerei » en Roumanie

: « Dans de telles forêts, les sols sont généralement profonds et humifères, absorbant les eaux de pluie et les pluviolessivats3 pour les restituer en période plus sèche. Cela explique l’ambiance humide de ces forêts, même au cœur de l’été. » Il existe encore, dans cette forêt roumaine, des hêtres nés en plein petit âge glaciaire. Ceux qui ont été étudiés, nés entre 1532 et 1619, montrent qu’ils ont très peu grandi jusqu’à la fin de la période de troubles climatiques, puis ont repris une croissance normale lorsque les conditions se sont améliorées. Ils sont aujourd’hui en pleine santé et ne montrent aucune faiblesse due aux difficultés de leur jeune âge. Plusieurs autres exemples démontrent encore la bonne résilience des hêtraies.

Enfin, dans toute population soumise à un stress mortel, il y a toujours quelques individus plus résistants que les autres. Les hêtres, soumis à un stress, produisent plus de graines les années suivantes, donc plus de descendants. Si quelques hêtres particulièrement résistants ont eu une grande descendance, cela a pu améliorer la résilience globale des hêtraies.

Les atouts de la libre évolution

« Chassez la nature, elle revient au galop », pourrait être la morale que nous offre la forêt de Bitche dans son épisode de libre évolution à travers le petit âge glaciaire. Le hêtre, particulièrement adapté à son territoire, est le principal atout de la résilience de cette forêt, à la différence du chêne, pourtant majoritaire au début de la période de bouleversements climatiques.

Bien entendu, la libre évolution gêne la vision productiviste de la forêt, qui considère que chaque part non maîtrisée représente un manque à gagner. Pourtant, elle pourrait être le sésame pour traverser des modifications brutales du climat, comme celles que nous expérimentons actuellement. Que serait-il advenu de la forêt de Bitche si les hommes y étaient restés et y avaient poursuivi leurs activités pendant le petit âge glaciaire, sélectionnant des chênes incapables de survivre et abattant des hêtres résistants ? Ne pourrions-nous pas concéder une marge de liberté aux forêts d’aujourd’hui afin d’assurer leur futur, plutôt que de perdre des parcelles entières parce que nous aurons été sourds à ce qui assurerait leur résilience ?

Bien que la forêt en libre évolution n’ait rien à voir avec les forêts de production, elle peut néanmoins servir de modèle et d’exemple pour ces dernières : elle est une forêt vivante, avec sa végétation qui protège le sol de l’érosion, un milieu à la riche biodiversité, et offre une résilience optimale. Repenser les forêts à la lumière de celles laissées libres pourrait peut-être constituer le point de départ d’une nouvelle gestion des forêts utilisées par l’homme. Une gestion, enfin, véritablement durable.

Felice Olivesi
Février 2022

1 Ecologue, membre fondatrice et membre du CA de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire. Site internet : https://histoiresdeforets.com/

2 Article disponible en intégralité en ligne : https://hal-agroparistech.archives-ouvertes.fr/hal-03206210

3 pluviolessivats : eau de pluie enrichie en diverses substances minérales et organiques après ruissellement sur la végétation

Photo de couverture : Annik Schnitzler

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