Mémoire des forêts – épisode 6 : Animaux, la forêt en partage ?

Cet article est disponible en version audio, lue par l’autrice, Felice Olivesi. Utilisez le lecteur ci-dessus pour l’écouter.

Pas de forêt sans animaux. Sans eux, l’écosystème s’effondrerait et le paysage forestier, avec son ambiance particulière, n’existerait pas. Tous les animaux forestiers, des plus méconnus aux plus emblématiques, de façon directe comme indirecte, ont ce double pouvoir : participer à la santé comme à la beauté des forêts. Pensons par exemple aux oiseaux qui disséminent les graines et dont les chants résonnent si agréablement sous les arbres ; ou encore à la discrète micro-faune du sol qui transforme les matières mortes en substrat fertile, opération dont résulte le fameux parfum de sous-bois après la pluie.

Au-delà de cela, et bien que vivant par définition loin de nos maisons, les animaux de la forêt tiennent une place importante dans notre société occidentale : ils peuplent les histoires pour enfants, les récits plus ou moins légendés du passé et notre imaginaire collectif actuel ; ils sont l’objet d’intenses débats autour de différents thèmes, comme la chasse ou les programmes de protection de la nature. Ils sont, bien entendu, un élément indissociable de l’idée de forêt primaire qui est à l’origine du projet de notre association. À ce titre, nous devions y consacrer un épisode.

La recherche sur l’histoire des animaux est encore jeune. L’ouvrage de Robert Delort, Les animaux ont une histoire, paru en 1984, fait figure de pionnier. Cela explique qu’aujourd’hui encore, les données que nous pouvons trouver et qui sont l’objet de cet article concernent essentiellement des animaux emblématiques qui ont joué un rôle important dans notre propre histoire.

Comme nous l’avons vu tout au long de notre chronique, la forêt d’Europe occidentale porte la marque des Hommes. Les animaux, membres à part entière de la forêt, sont donc logiquement concernés. De quelle façon notre présence et nos activités les ont-elles touchés ? Quelles sont, et quelles ont été dans le passé, les relations entre notre société, nos espaces forestiers et les animaux qui y vivent ?

Réveillons notre mémoire commune en prêtant cette fois attention aux animaux.

Une faune en mouvement : déplacements, transformations, disparitions

Chaque espèce animale est attachée à un milieu particulier. Celui-ci répond à ses besoins vitaux en matière de climat, de couverture végétale, de nourriture et d’eau, d’abri ou encore de présence ou absence d’autres espèces. Si leur environnement change, certains animaux se déplacent pour trouver un nouveau territoire plus convenable. D’autres, capables de s’adapter, restent. Enfin, si aucun lieu adéquat n’est accessible et que l’espèce ne peut s’adapter, elle disparaît.

Ce processus de déplacement, transformation ou disparition est naturel. On l’observe, par exemple, dans les successions de glaciations et de périodes plus chaudes qui ont marqué le passé ancien de la planète. C’est un phénomène lent, progressif, dans lequel la faune se modifie de concert avec son environnement au rythme des évolutions de température et de la morphologie terrestre. Dans l’histoire de la Terre, lorsque des changements soudains ont eu lieu, ils se sont répercutés avec la même rapidité sur les espèces animales et leurs habitats, occasionnant parfois des extinctions de masse ; on en compte cinq dans le passé. Notre époque, selon les scientifiques, pourrait être la sixième, et les humains y joueraient un rôle non négligeable.

Mais concentrons-nous sur nos forêts.

À la fin de la dernière glaciation, il y a environ 12 000 ans, les températures de l’Europe occidentale ont commencé à augmenter, faisant reculer la steppe vers le nord et laissant revenir la forêt depuis le sud. Certains animaux de l’époque glaciaire comme les mammouths sont partis vers le nord où persistaient encore des conditions adaptées à leur survie ; d’autres, auparavant cantonnés dans les zones plus douces du sud de l’Europe, ont vu leur aire de répartition s’étendre considérablement, comme l’ours brun ou le sanglier.

Comme nous l’avons vu dans les épisodes précédents de notre chronique, Homo sapiens est déjà présent en Europe occidentale lors de la dernière période glaciaire ; il fait partie des espèces qui sont restées et se sont adaptées aux hausses de températures et aux changements écologiques qui en ont résulté. Plusieurs millénaires plus tard, au Néolithique, la population devient sédentaire, sa démographie grimpe en flèche et son impact sur la forêt prend une nouvelle dimension : l’Homme se met à transformer son territoire, un peu à la façon des grandes dynamiques climatiques, mais sur des temps très courts et sur des surfaces restreintes. Il morcelle les milieux, modifie les écosystèmes, intervient sur les espèces animales et végétales. Les conséquences sur la faune forestière sont considérables.

L’être humain néolithique agit sur l’environnement par différents processus : aménagement du territoire, chasse, ou encore domestication d’espèces animales et végétales.

La sédentarisation implique l’installation de bâtiments pérennes. L’agriculture nécessite le défrichement de portions de forêt afin d’y cultiver des champs. L’élevage occupe les prairies et en chasse les herbivores autochtones. Ces activités réclament des protections contre les incursions d’animaux sauvages : passives comme les clôtures ou les fossés, actives comme les pièges ou la chasse. Cette profonde transformation du milieu naturel entraîne des déplacements chez les animaux, dans le sens des départs comme des arrivées : certains fuient leur habitat dégradé et la menace des hommes et partent se réfugier en forêt ; certaines espèces attachées aux prairies apprécient l’ouverture des clairières et viennent les coloniser, et d’autres encore deviennent même des invitées non désirées des humains comme les rongeurs, attirés par les réserves de grain. Dans la partie de forêt utilisée par l’Homme, on observe le même phénomène, et, encore aujourd’hui, les chercheurs constatent la disparition et l’apparition des espèces animales en fonction des modes d’exploitations du bois. Le pic noir, par exemple, qui a besoin de gros arbres dans son habitat et avait prospéré dans toute la première partie de l’Holocène, s’est mis à régresser sous la pression des défrichements à partir du Moyen Âge, avant de faire son retour au XXe siècle, grâce au vieillissement des forêts et à la baisse de l’exploitation forestière. La chouette de Tengmalm, espèce du Nord de la planète, a bénéficié elle aussi du vieillissement des arbres au XXe siècle et a colonisé de nouveaux territoires dans le Massif Central à la suite du pic noir, dont elle exploite les cavités creusées dans les troncs.

La chouette de Tengmalm, Aegolius funereus, prise en photo par © Julien Arbez
Chant de la chouette de Tengmalm, enregistrement réalisé par YleArkisto, licence CC BY 4.0 DEED

La domestication d’espèces animales au Néolithique apporte une autre nouveauté : pour la première fois, des animaux non sauvages et non indigènes pénètrent en forêt. Les moutons, chèvres et vaches élevées en Europe occidentale sont originaires du Proche-Orient. Le cochon, lui aussi amené des régions orientales, est souvent mélangé en Occident avec des sujets issus de la domestication des sangliers autochtones. Les troupeaux sont fréquemment emmenés en forêt pour se nourrir ; ils peuvent alors entrer en contact avec les espèces sauvages indigènes. Certains sujets s’échappent du troupeau domestique et forment une population pérenne, capable de se maintenir et d’avoir une descendance, en s’hybridant parfois avec les populations sauvages. Ce phénomène, appelé « marronnage » ou « féralité », concerne par exemple le mouflon de Corse, introduit sur l’île au cours du VIe millénaire avant notre ère en tant que mouton domestique, ou encore le chat haret et, récemment, la perruche à collier, originaire des zones tropicales d’Afrique et d’Asie.

Les nouvelles activités des sociétés sédentaires ajoutées à la chasse a mené certaines espèces à leur disparition, et d’autres tout près de ce point. La « défaunation », qui désigne la disparition progressive des animaux, semble avoir commencé par la mégafaune, dont la moitié aurait disparu entre 50 000 et 7000 ans avant notre ère. Ainsi, en Australie, le déclin brutal de la mégafaune correspond à l’arrivée d’Homo sapiens sur l’île continent. Par la suite, plus l’Homme a agrandi son territoire et sa maîtrise sur celui-ci, plus les animaux sauvages ont perdu du terrain.

Parmi eux, l’auroch, bovin sauvage, était à l’origine un animal des prairies. La présence des populations humaines et en particulier l’installation des enclos pour le bétail l’a incité à fuir en forêt. Il était une proie facile pour les chasseurs. D’autre part, il était sensible aux maladies des vaches domestiques, que la proximité des troupeaux rendait facilement transmissibles. Sa population a commencé à diminuer selon une direction ouest-est, et il avait disparu du territoire français à la fin du XIIe siècle. Dès le Haut Moyen Âge, à cause de son déclin, sa chasse fut réservée aux rois et aux seigneurs. Le tout dernier auroch mourut en 1627, tué par un braconnier dans une forêt polonaise, après que le reste de la population locale eut succombé à une épizootie transmise par le bétail des environs. L’auroch n’a jamais été domestiqué en Occident, mais il l’a été en Orient où il est l’ancêtre des vaches domestiques, introduites en Europe de l’ouest au Néolithique. C’est à partir du génome des vaches actuelles que sont tentées aujourd’hui des expériences de reconstitution de l’espèce disparue, ou du moins, d’un animal qui lui ressemble un peu.

Le cheval, dont on perd la trace à l’état sauvage en – 3000 et l’élan, disparu de France au Xe siècle au plus tard, sont d’autres exemples d’animaux des espaces ouverts qui, comme l’auroch, se sont adaptés un temps à la forêt avant de disparaître.

Un élan, Alces alces, dans la vallée de Biebrza, en Pologne © Jérémy Mathieu

Le bison d’Europe a échappé de peu au destin de l’auroch. Animal des forêts claires des plaines et des collines, il voit son aire se réduire par l’ouest jusqu’à disparaître du territoire français au cours du premier millénaire. Sa présence dans les Vosges est mentionnée dans des textes datant du Ve au VIIIe siècle. Dans la partie orientale de l’Europe, l’espèce disparaît à l’état sauvage* dans les années l920 et ne survit plus que dans des zoos. Cette population, reproduite en captivité à partir du premier grand programme scientifique de conservation animale d’Europe (1923) et relâchée peu à peu dans la nature, forme des populations férales en Pologne et dans les Carpates (Pologne, Ukraine, Roumanie, Bulgarie). L’espèce, qui compte une dizaine de milliers d’individus, dont la plus grande partie en liberté**, est maintenant sortie de la liste rouge de l’IUCN, mais reste fragile génétiquement et s’il s’agit d’une des plus grandes réussites en matière de conservation sur notre continent, se pose aujourd’hui la question de la pertinence de sa réintroduction dans des milieux ne lui étant pas favorables. Le lynx boréal, le loup, l’ours ou le cerf élaphe ont eux aussi régressé drastiquement de leur aire d’origine avant de faire un retour – timide dans le cas des trois premiers – dans la seconde moitié du XXe siècle, suite à des programmes de protection ou de réintroduction.

Jeune mâle adulte Bison bonasus, forêt de Białowieża, Pologne © Pierre Chatagnon

La faune est donc naturellement en mouvement, mais le rythme de celui-ci s’est considérablement accéléré sous l’influence de l’Homme, qui, depuis les débuts de sa vie sédentaire, déplace, transforme ou supprime des espèces entières afin de bâtir ses communautés, de protéger son bétail ou de cultiver sa nourriture. Cependant, ces raisons pratiques ne sont pas les seules à avoir pesé sur le destin des animaux ; comme souvent, l’imaginaire a joué un rôle important, et c’est ce que nous allons voir à présent.

Un destin soumis au symbole : l’animal diabolisé

Dans l’Ours, histoire d’un roi déchu, Michel Pastoureau montre le lien étroit entre l’histoire des animaux et celle de l’humanité. Pour l’historien, « l’histoire naturelle n’est qu’une branche, parmi d’autres, de l’histoire culturelle ». Le destin de l’ours brun en est un bon exemple.

L’ours brun, Ursus arctos, peut mesurer entre 1,70 m et 2,50 m pour un poids de 70 à 270 kg. Animal puissant, il n’a pas de prédateur parmi la faune. Il utilise ses dents, et surtout ses griffes pour chasser, grimper ou se défendre. Au début de l’Holocène, après la fin de la dernière glaciation, il vivait dans toutes les zones tempérées de l’hémisphère nord. Les ours du passé semblent avoir été plus grands que leurs descendants actuels, pouvant peser jusqu’à 500 kg d’après les restes retrouvés. Ils étaient aussi très largement carnivores, tandis que les ours de notre époque sont majoritairement végétariens. L’ours brun est aujourd’hui très rare en Europe de l’ouest où il vit reclus dans les régions montagnardes les plus isolées. Il est classé « en danger critique d’extinction » sur le territoire français. D’après les paléontologues et les archéologues, la population n’a régressé de manière notable qu’à partir du début de l’ère chrétienne.

Quelle est la cause d’un tel retournement de situation ? Reprenons le fil de l’Histoire.

L’ours était très présent dans l’imaginaire des sociétés pré-chrétiennes. Il était considéré comme le roi des animaux, dominant tous les autres par sa puissance et sa sagesse, et tenait une place spéciale, dont l’origine est peut-être très ancienne, dans les cultures humaines : dans la grotte du Regourdou, en Périgord, on a retrouvé les dépouilles conjointes, disposées dans la même tombe, d’un Néandertalien et d’un ours brun ; cette sépulture commune date d’environ 80 000 ans. L’ours était l’objet d’un culte chez de nombreux peuples, et les rituels avaient souvent un caractère sauvage, brutal et transgressif. Dans le monde antique germanique, mais aussi dans une moindre mesure chez les Celtes et les Slaves, l’ours était un attribut royal, un fondateur de dynastie, un être intermédiaire entre l’homme et la bête. La Grèce antique jugeait l’ours comme un animal très proche de l’homme, biologiquement et symboliquement : le héros Ulysse descendait d’une ourse. Parmi les Germains et les Scandinaves, les jeunes guerriers devaient tuer un ours en combat singulier pour être admis parmi la communauté des hommes. La tradition persiste d’ailleurs bien après la christianisation, et la légende raconte que Godefroi de Bouillon, lors de la Première croisade, en 1099, aurait tué un ours sur son chemin vers Jérusalem, où il a été élu roi. Les nombreuses références à l’ours dans le vocabulaire témoignent de l’importance qu’on lui accordait, en tant que symbole de force et de royauté. La racine indo-européenne « art » désignant l’animal (ainsi que arct-ars-ors-urs) se retrouve chez le légendaire roi « Arthur ». Chez les Celtes ou les Scandinaves, où le nom est tabou, on utilise des circonlocutions comme la racine nordique « Ber » signifiant « brun » ou la racine celte « Math » ou « Matus » (« viril et bienveillant »). On retrouve l’ours dans les prénoms Bernard, Adalbert, Mathieu, Mathurin, Martin, Ursule… dont certains, notamment Mathurin et Martin, seront fréquemment donnés, quelques siècles plus tard, aux ours des ménageries royales et à ceux montrés dans les foires.

L’immense prestige de l’ours et la place qu’il tenait dans le quotidien des peuples païens constituait un obstacle de taille pour la christianisation de l’Occident. Dans l’Eglise chrétienne, deux positionnements vis-à-vis des animaux se côtoyaient alors : l’un considérait tous les animaux comme des créatures de Dieu, des êtres innocents, frères des hommes, dans lesquels s’exprimait le message divin ; l’autre mettait l’animal et l’homme en opposition : le chrétien devait se distinguer de la bête par ses vertus chrétiennes qui trouvaient leur pendant dans les vices attribués aux animaux. La seconde opinion était dominante, et il faut avouer qu’elle servait bien mieux que la première les objectifs des premiers évangélisateurs. Saint Augustin, un des Pères de l’Eglise au tournant des IVe et Ve siècles, dont Michel Pastoureau remarque la « zoophobie », va plus loin ; pour lui, « Ursus est diabolus », l’ours, c’est le diable. Selon lui, le diable et ses démons pouvaient prendre des apparences trompeuses et s’incarner dans de nombreux êtres au physique jugé étrange : excroissances comme des cornes, des écailles, des pustules, des griffes ou des serres puissantes, des poils abondants ou hérissés, une ressemblance avec l’homme… Ainsi pouvaient susciter la méfiance le serpent, le crapaud, le bouc, le hérisson, le hibou, le sanglier, le loup, et bien entendu, l’ours.

Ce discours a pesé d’un poids énorme pendant le Moyen Âge, et il a eu des répercussions dans le monde matériel. Par exemple, durant le règne de Charlemagne, l’ours a été méthodiquement chassé, notamment en Germanie où l’animal était profondément vénéré. Il s’agissait de montrer la supériorité du Christ sur les dieux païens. Deux campagnes en particulier, suivant les victoires de Charlemagne sur les Saxons en 773 et en 785, auraient tué à elles seules plusieurs milliers d’individus. La même démarche était appliquée aux lieux sacrés païens, avec notamment l’abattage de bosquets sacrés ou des vieux arbres.

Avec la diabolisation et l’extermination, la stratégie anti-ours comportait un troisième axe : rendre l’animal ridicule et méprisable. Contrastant avec les combats de l’Antiquité romaine où l’ours était confronté au taureau ou au lion et en sortait vainqueur, ce qui renforçait dans l’esprit du public l’idée de sa force, à partir du XIIe siècle, l’ours est exhibé dans les foires où on le contraint à danser et à faire des acrobaties contraires à sa morphologie. Ses chutes et ses grognements sont alors l’objet de moqueries de la part du public, et sa réputation d’animal maladroit et ridicule prend son essor. Elle est illustrée en fiction dans le Roman de Renart, au XIIIe siècle, où l’on rencontre Brun, ours peureux et stupide qui se met toujours dans des situations ridicules, tandis que le roi Noble, figure du pouvoir et de la force, est représenté par un lion. C’est en effet au XIIIe siècle que l’ours tombe définitivement de son trône symbolique de roi des animaux et qu’il est remplacé par le lion dans l’imaginaire occidental.

Dans l’enseignement chrétien à destination des fidèles, les vertus et les vices pouvaient être représentés par des animaux. C’est vers la même époque, le XIIIe siècle, que le bestiaire des vices est fixé, calqué sur la grille des sept péchés capitaux. Sans surprise, l’ours est l’animal qui en réunit le plus : luxure, colère, envie, paresse, et goinfrerie. Parmi les autres animaux de la forêt, l’écureuil est réputé cupide et paresseux, le sanglier colérique, le lièvre coupable de luxure, le renard goinfre et envieux, la fourmi et la taupe sont toutes deux cupides, la pie est envieuse, le corbeau et le loup goinfres, etc… Tout cela, distillé dans la vie quotidienne, finit par prendre son autonomie par rapport à la religion et passe dans l’imaginaire commun, dans les contes, les comptines pour enfants ou la superstition.

Pour sortir de ce tableau à charge, notons que le cerf a connu un destin symbolique inverse de celui de l’ours : la viande de cervidés n’était pas appréciée et les chasseurs délaissaient ce gibier, considéré comme fuyant. Pour servir le discours contre l’ours dont la chasse devait perdre son prestige, celle des cervidés a été encouragée par les clercs et les prélats, qui font renaître une symbolique associant l’animal au Christ, au chrétien ou à l’innocence. Le cerf, et à sa suite le chevreuil, incarne désormais la noblesse, la majesté, le courage, et sa viande, reflet de tout cela, devient prisée.

Le destin de l’ours brun, victime collatérale de la lutte pour imposer le christianisme en Europe, montre la puissance du discours symbolique lorsqu’il s’agit de façonner un imaginaire. Pour Michel Pastoureau, « L’Église a ici frappé très fort et réussi à transformer une bête admirée et redoutée en une créature grotesque et haïssable. » Avec les conséquences très concrètes que nous venons de voir. Jusqu’au XVIIe siècle, dans certains territoires montagneux, tuer un ours fait partie des redevances que doivent les communautés à leur seigneur.

L’ours a été combattu surtout parce qu’il gênait la société sur un plan symbolique ; dans la réalité, l’ours était rarement un danger pour l’homme : peu fécond, solitaire, préférant rester loin des habitations, il fallait aller le menacer sur son territoire pour qu’il réagisse. D’autres animaux, en revanche, dérangeaient les populations sur un plan beaucoup plus matériel. Parmi eux, et le plus remarquable d’entre les « nuisibles », figure le loup gris, Canis lupus. Lui aussi diabolisé par l’Eglise, il n’a pas eu besoin de cette image négative pour susciter la haine des Hommes : depuis longtemps, en mélange avec l’admiration, elle est présente et se manifeste activement.

Le concurrent et l’ennemi : l’animal « nuisible »

La guerre de l’Homme occidental contre les loups a quelque chose d’unique dans l’histoire de nos relations avec le monde animal.

Loup gris, Canis lupus © Neil Villard

Aux temps préhistoriques où les hommes étaient peu nombreux et nomades, il semble que les loups n’aient pas posé problème. Les vastes étendues suffisaient largement pour que les deux espèces s’évitent et ne convoitent pas le même gibier. Le loup a alors beaucoup de similitudes avec l’humain : comme lui, il est organisé en société ; ses membres sont solidaires, les tâches sont réparties selon la place de chacun dans la hiérarchie. La meute se regroupe en hiver pour réunir ses forces et chasser de grosses proies ; le reste du temps, les loups vivent en famille avec leurs louveteaux, sur leur propre territoire de chasse qu’ils gardent et exploitent, en chassant majoritairement de petites proies comme des oiseaux, de petits quadrupèdes, des batraciens, ou des animaux faibles ou malades.

La situation change avec l’installation de communautés humaines qui se sédentarisent et transforment le milieu. L’élevage est en effet très attirant pour les loups. Ceux-ci, comme beaucoup d’autres animaux qui ont besoin d’un vaste territoire pour vivre, ont fui les zones investies par les humains pour s’abriter dans des territoires reculés, ce qui se traduit souvent par la forêt. Cependant, si leurs proies habituelles viennent à manquer, comme lors du nourrissage des louveteaux ou des hivers rigoureux, ils peuvent sortir du bois. Ils tombent alors sur une proie irrésistible, une bête maladroite, alourdie par une toison épaisse et ne sachant pas se défendre : le mouton. Dès l’Antiquité, un arsenal de lutte contre le loup est mis en place : colliers à pointes pour chiens de troupeaux, chasse, piégeage, poison, ou encore attribution de primes. Ces méthodes ont peu changé jusqu’à nos jours, et s’y sont ajoutées les armes à feu à partir du XVIe siècle. Robert Delort, dans son ouvrage pionnier Les Animaux ont une histoire, pose le problème ainsi : « De part et d’autre, les choses sont claires : pour le loup, le mouton est une proie facile et abondante, judicieusement concentrée auprès des habitations dès lors fort attirantes, où il pourra croquer, au passage, outre le mouton, chien, chat, volaille, grand-mère coriace, fraîche fillette, aimable fermière, tendre pastoureau. Pour l’homme, le loup est l’ennemi dangereux et organisé contre lequel il faut protéger troupeaux et victimes marginales, qui inspire la crainte par son aspect et ses méfaits, et contre lequel on s’avise finalement que la meilleure défense est souvent l’attaque, mieux, la destruction totale. »

En tant que concurrent de l’homme pour le mouton, mais aussi pour le gibier que les chasseurs lui disputent, le loup est considéré comme un nuisible. Dans la même catégorie, mais bien moins détestés, on trouve tous les prédateurs du gibier ainsi que les animaux qui profitent des maigres défenses des élevages, champs, vergers ou greniers humains – lynx, chat sauvage, renard, belette, ours, rats et campagnols, chenilles et insectes ravageurs ou encore loutre qui dévore les poissons – mais aussi ceux qui contrarient l’utilisation de la forêt comme les castors, dont les retenues artificielles gênent les forestiers. Charlemagne, en plus de son implication toute chrétienne contre les ours, avait inscrit la lutte contre ces animaux dans ses capitulaires et entretenait entre autres des services spéciaux de luparii contre les loups et de beverarii contre les castors.

Le loup est cependant plus qu’un nuisible classique. Animal intelligent et opportuniste, capable de parcourir très rapidement une distance considérable, il se déplace au gré des besoins, pour fuir un danger ou pour profiter d’une manne exceptionnelle. Ainsi, alors qu’il avait quasiment disparu du monde occidental gallo-romain, il refait son apparition dans le cortège des grandes invasions barbares. On le voit revenir encore en période de guerre, de famine, d’hiver trop long, d’épidémie, et il est en cela un bon baromètre de la santé des sociétés humaines. Etant capable de manger de la chair morte ou malade, il est naturellement un excellent nettoyeur de champs de bataille ou de charniers en temps de peste. Il est d’ailleurs extrêmement utile pour maintenir l’équilibre des écosystèmes et empêcher la contagion des maladies. Mais ce n’est pas ainsi que le voyaient les gens du passé : dans un contexte déjà critique, le loup ajoutait une menace supplémentaire et son arrivée provoquait la terreur. En 1593, pendant les guerres de Religion en France, un capitaine de la Ligue, Eder de la Fontenelle, aurait d’ailleurs utilisé les loups à cette fin : il fit tuer plusieurs centaines de paysans et interdit qu’on les enterre, afin d’attirer les loups charognards et soumettre plus facilement le territoire.

Cette peur du loup mangeur d’homme est née dans ces périodes sombres, où la misère et l’absence d’un système de défense efficace transformait les simples paysans en victimes. Elle disparaissait en revanche dans les périodes de paix et d’abondance. On s’aventurait alors sans crainte dans la forêt et on envoyait de jeunes enfants garder les troupeaux. Le loup fuyait de lui-même la présence humaine, et si un loup solitaire se montrait, on l’effrayait en faisant du bruit ou en brandissant un bâton. Plusieurs récits font état d’enfants s’interposant avec succès entre leur troupeau et le loup, ou encore de vaches dans le même rôle.

Un cas particulier, cependant, a fait parfois ressurgir la peur du loup hors de tout contexte de guerre ou de misère : le loup enragé. La rage est une maladie qui induit chez le porteur une perte de contrôle totale et une hausse de l’agressivité, le poussant à s’attaquer à tous les êtres vivants qu’il croise. Le loup atteint ne ressentait plus sa méfiance habituelle envers l’être humain et pouvait surgir dans les villages où il attaquait les habitants et leurs animaux sans distinction, avant d’être abattu lui-même. La maladie étant très contagieuse, les victimes qui ne mouraient pas de leurs blessures devenaient à leur tout enragées et attaquaient leurs voisins et leur famille, circonstance qui participait à la terreur. La fameuse « Bête du Gévaudan », qui a sévi entre 1764 et 1767, était peut-être un loup enragé, en tout cas c’est l’une des hypothèses émises sur son compte. L’animal – loup ? lynx ? hyène égarée ? – aurait fait une centaine de morts parmi les habitants, et beaucoup plus parmi les loups dont la chasse s’est renforcée en réaction à l’événement. La presse d’information s’est emparée de ce fait divers et en a fait un « buzz » qui a occupé la France pendant plus d’une année et qui s’est transmis jusqu’à notre époque. On y décrivait un pays arriéré et pauvre, où l’on croyait encore au surnaturel incarné par cette « bête », dont l’appellation fait écho aux bestiae évoquant le diable dans les siècles passés.

La lutte contre le loup a été menée avec efficacité en Europe. En Grande-Bretagne, l’animal disparait dès le XVIe siècle. En France, sous l’Ancien Régime déjà, le loup ne constitue plus un danger pour les populations et cela se manifeste en ce que, dès que les primes au loup diminuent, les habitants cessent de traquer l’animal. Cependant, le loup reste officiellement l’ennemi désigné et l’abattre revient à faire une bonne action. Le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, était très féru de cette chasse et aurait tué un millier de loups dans sa vie. Dans L’Homme contre le loup, Jean-Marc Moriceau note que la guerre incessante contre l’animal en France prend néanmoins un tournant décisif au XIXe siècle – entre 1801 et 1826, 1800 loups sont abattus officiellement chaque année – et culmine avec la décision de son éradication complète dans le dernier quart du siècle. Ces campagnes ciblées aboutissent à la disparition du loup du territoire français au sortir de la Première guerre mondiale. Pour l’historien, « La longue histoire de cette guerre que l’homme a menée contre le carnivore met en évidence les choix sociaux et les contraintes de la nature. Car tout n’est pas possible dans l’univers. Les contradictions qui surgissent entre les intérêts de l’homme et ceux de l’animal ne trouvent pas nécessairement de solutions. Des choix s’imposent. »

Jusqu’à une époque récente, le choix de notre société occidentale a été la suppression pure et simple du loup et des autres animaux dits « bêtes fauves » ou « bêtes nuisibles ». S’inspirant des luparii, les chasseurs de loups de l’Antiquité romaine, le service de louvèterie créé par Charlemagne pour son vaste empire a traversé les siècles et est parvenu jusqu’à nos jours en France, avec seulement une interruption d’une quinzaine d’années autour de la Révolution française à cause de restrictions budgétaires. Avec la progressive disparition du loup, ce service a pris également en charge toute la catégorie des « nuisibles ».

Peu à peu cependant, des mesures de protection de la faune sauvage ont vu le jour. Anciennement édictées afin de préserver le gibier et donc l’activité de chasse – dès le VIIe siècle pour l’auroch en Europe occidentale -, elles sont véritablement nées à partir du XIXe siècle et de la prise de conscience de l’importance écologique de préserver la biodiversité. Le premier parc naturel au niveau mondial est le Yosemite National Park, instauré en 1864 aux États-Unis, et en Europe, il s’agit de celui de Sarek, en Suède, créé en 1909. Ce n’est que dans le dernier quart du XXe siècle que des directives européennes sont venues encadrer la protection de nos espèces sauvages, répondant à des lois nationales dans les différents pays d’Europe. En 1979 est signée la Convention de Berne, ou « convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe ». Depuis 1988 en France, le loup ne fait plus partie de la liste des nuisibles et il est déclaré « strictement protégé » au niveau européen par la Convention de Berne et la directive « Habitats » (1992). En France, où les tensions avec les éleveurs de moutons sont toujours vivaces, de nombreuses dérogations limitent néanmoins l’efficacité de ces protections. En Italie, où le loup est protégé par la loi depuis 1971, le débat est moins tendu, les éleveurs ont mis en place des procédés efficaces pour effaroucher le loup et protéger les troupeaux et la population est généralement favorable au loup, même si celui-ci est visé par des abattages réglementaires et du braconnage. Cependant, malgré plusieurs décennies de lois et de directives protectrices, et malgré l’évolution du regard porté sur ces animaux, les loups restent peu nombreux dans le paysage : ils sont estimés à quelques milliers en Italie, quelques centaines en France, pour un total d’environ 20 000 en Europe. L’actualité récente ajoute une nouvelle menace sur l’espèce : en décembre 2023, la Commission européenne a déposé une proposition visant à rétrograder la protection du loup de « strictement protégé » à « protégé » dans le cadre de la Convention de Berne. L’annonce suscite des débats nourris entre les anti-loups, qui considèrent que l’animal menace les activités humaines, notamment l’élevage, et les pro-loups, qui défendent une cohabitation avec l’animal et doutent de la solidité des données chiffrées sur les populations lupines – non rendues publiques – sur lesquels se sont basés les porteurs de la proposition au sein de la Commission.

La notion de « nuisible » avait du sens dans une société ignorante du fonctionnement des écosystèmes et il est important de la replacer dans son contexte historique. Jean-Marc Moriceau l’exprime ainsi : « Tout comme la place des Européens dans l’univers, celle de l’Homme dans la Création se devait d’être la première, jusqu’à la prise de conscience de la biodiversité. Depuis la Renaissance, le modèle occidental de développement culturel a sécrété une organisation mondiale pyramidale au sommet de laquelle l’homme blanc a éliminé ses concurrents. » Dans le contexte de nos connaissances scientifiques actuelles qui font prendre conscience de l’utilité de nombreux animaux prédateurs, la notion de « nuisible » s’efface peu à peu. Aujourd’hui, elle est remplacée par l’expression « Espèce Susceptible d’Occasionner des Dégâts », ou ESOD, et on assiste ces derniers temps à un combat réglementaire entre ceux qui souhaitent faire sortir des espèces sauvages de cette liste et ceux qui veulent les y maintenir : le renard ou le blaireau, entre autres, font parler d’eux à chaque mise à jour des listes préfectorales.

À l’inverse, d’autres espèces autrefois prisées et protégées font aujourd’hui leur entrée parmi les ESOD, comme les lapins ou les sangliers. La faune « sauvage » l’est en effet de moins en moins et les animaux de nos forêts actuelles sont nombreux à être passés, directement ou indirectement, entre les mains des Hommes.

Cerf élaphe Cervus elaphus dans une forêt du Jura © Julien Arbez

Une faune « secondaire » dans une forêt secondaire ?

De quoi est faite la faune forestière d’aujourd’hui ? En Europe occidentale, le sauvage complet n’existe plus vraiment, car il est lui-même seulement permis, dans certains périmètres déterminés, avec de plus de nombreuses dérogations concernant l’aménagement, la chasse ou les activités économique et touristique, ce qui limite les déplacements naturels des animaux, et souvent même empêche la présence de certaines espèces. De la même façon que la flore des forêts est passée de « primaire » à « secondaire » après l’investissement des espaces par l’Homme, la faune a pris la forme que lui ont donné les humains.

En forêt, on trouve d’abord, et encore, beaucoup d’espèces indigènes ; ce sont tous les animaux discrets, anodins, qui n’ont pas suscité d’intérêt particulier pour nous et qui ont traversé les siècles en suivant les transformations du milieu. L’influence humaine est bien là, mais de façon indirecte.

On trouve aussi des espèces importées pour être élevées et qui se sont échappées, comme le vison d’Amérique, le raton-laveur, le rat musqué ou le ragondin, tous venus d’outre-Atlantique.

D’autres animaux sont intentionnellement relâchés en forêt, comme les cervidés ou les sangliers élevés pour la chasse. Selon une enquête de l’Office Français de la Biodiversité en 2019, sur 22 millions d’animaux abattus par les chasseurs, un quart serait issu d’élevages. Parmi eux, certains ne sont pas autochtones, comme le cerf sika, venu d’Asie, qui s’hybride souvent avec le cerf élaphe européen. D’autres, comme certains faisans, ne sont pas habitués à la vie sauvage et n’y survivent pas ; leur population est ainsi artificiellement entretenue, année après année, par des lâchers. Les sangliers, eux, sont parfois des « cochongliers », obtenus en accouplant des sangliers mâles avec des cochons femelles, afin d’augmenter leur capacité reproductive, les truies ayant en moyenne huit à dix petits contre 4 à 6 pour la laie. Cela ne va pas sans occasionner des dégâts, la pullulation des sangliers dans les forêts, les champs et jusque dans les villes faisant de lui, à présent, un « nuisible », chassable 10 mois sur 12. Les lapins, eux aussi, sont passés du statut d’animal choyé à celui de nuisible : originaire du sud de l’Europe, il a été introduit au Moyen Âge en Europe occidentale et protégé dans des garennes, enclos mêlant bois et milieux ouverts, jusqu’à la prise de conscience des dégâts qu’il occasionnait sur les cultures et sur les jeunes arbres et de la rapidité avec laquelle il se multipliait. Dès le XIIIe siècle, les lapins sont déclarés nuisibles en Angleterre. Et pourtant, en août 2023, suite à des lâchers successifs de plusieurs milliers de lapins pour la chasse, les dégâts occasionnés par l’animal motive son inscription sur la liste des ESOD dans le Vaucluse. Sur cette même liste, on trouve ses prédateurs, renards et fouines.

Quelle place pour le sauvage ?

Notre façon de traiter la faune dépend de notre façon de comprendre la nature et de l’imaginaire commun hérité des siècles passés. Le droit en est un reflet. En France, les animaux sont répartis selon plusieurs catégories, qui déterminent la façon dont ils sont traités. En forêt, on trouve ainsi : les animaux protégés, qu’il est interdit de tuer, de commercialiser ou encore de transporter ou posséder, dont la liste est fixée par des arrêtés ; le gibier, dont le destin est soumis aux règles régissant la chasse (calendrier, quotas, lâchers etc) ; les ESOD, dont la lutte est confiée aux chasseurs et aux officiers de louvèteries, et dont la liste est sous la responsabilité des Préfets. Entre les dérogations concernant les animaux protégés – comme le loup -, le gibier occasionnant des dégâts, la contestation de nombreux classements en ESOD, ou encore les questionnements sur les réintroductions ou les recréations d’espèces disparues, on sent bien que notre époque actuelle n’est pas au clair dans ses relations avec la faune !

Aujourd’hui, nos catégories artificielles peuvent sembler caduques. On sait grâce aux découvertes scientifiques qu’un écosystème en bonne santé se régule de lui-même et que nos interventions empêchent cette régulation de se faire. On sait aussi que sans une nature en bonne santé, nous, humains, sommes en danger. Pourtant, notre rapport aux animaux et, plus globalement, à la nature, est en profonde discordance avec ce savoir. On semble ignorer que nos actions entraînent des conséquences sur la nature et les animaux. On accuse ces derniers de dégâts ou de prédation qui sont, en réalité, provoqués par nous-mêmes et qui pourraient être évités si nous changions de méthodes. Ici et là, comme pour la prédation du loup sur les moutons, des solutions sont mises en place, mais on remarque que, malgré leur efficacité, elle peinent à se développer partout. Pour la philosophe Virginie Maris, un des problèmes vient de notre refus d’accepter l’existence du sauvage. Dans un entretien accordé au journal Libération en 2019, elle explique :

« Le grand projet de la modernité occidentale est un projet de domestication totale. Le caractère sauvage des animaux sauvages est dans les grandes lignes considéré comme un défi ou comme un affront. Cela n’empêche pas qu’il y ait des exceptions […] mais globalement, on a beaucoup de mal à considérer la nature comme autre chose qu’un panier de ressources. »

L’histoire nous montre que la forêt, bien que n’étant pas toujours l’habitat de prédilection pour les animaux qui y vivent, est devenue l’ultime refuge pour de nombreuses espèces. La question que l’on se pose à notre époque, et qui suscite beaucoup de débat dans la société, est celle-ci : dans un monde où l’espèce humaine s’est accaparée la totalité de l’espace, va-t-elle être capable, pour l’intérêt de tous les êtres vivants, y compris les êtres humains, de renoncer à quelques portions de territoire pour que la faune et la flore puissent y vivre librement ? Les animaux de nos forêts auront-ils, un jour, leur forêt ? Notre association espère apporter bientôt une réponse positive à ces questions.

Felice OLIVESI, janvier 2023

Grue cendrée Grus grus, et Bison d’Europe Bison bonasus
Aube sur la forêt de Białowieża © Pierre Chatagnon

* Le bison d’Europe disparaît à l’état sauvage en 1919 à Bialowieza pour la sous-espèce Bison bonasus bonasus et en 1927 dans les Carpates polonaises pour Bison bonasus caucasicus.

** En 2022 sont comptabilisés 10 530 individus dont 8225 en liberté (EBPG 2022).


Références :

Robert Delort, Les Animaux ont une histoire, Seuil, 1984

Animaux perdus, animaux retrouvés, réapparition ou réintroduction en Europe occidentale d’espèces disparues de leur milieu d’origine, journée d’étude organisée par le Groupe inter-universitaire de contact sur l’histoire des connaissances zoologiques et des relations entre l’homme et l’animal, Liège, 21 mars 1998

Thomas Pfeiffer, Une tradition en Dauphiné, les Brûleurs de loups : 1954-1754, Bellier, 2004

Michel Pascal, Olivier Lorvelec, Jean-Denis Vigne, Invasions biologiques et extinctions, 11000 ans d’histoire des vertébrés en France, Belin/Quae, 2006

Michel Pastoureau, L’Ours, histoire d’un roi déchu, Seuil, 2007

Jean-Marc Moriceau, L’Homme contre le loup, une guerre de deux mille ans, Fayard, 2011

Virginie Maris, La part sauvage du monde, Seuil, 2018

Entretien Libération 2019

Colloque CNRS L’Animal à l’Anthropocène, décembre 2020. Replay en ligne : https://www.inee.cnrs.fr/fr/lanimal-lanthropocene-10-et-11-decembre-2020

Raphaël Mathevet, Roméo Bondon, Sangliers, géographies d’un animal politique, Actes Sud, 2022

Sur la défaunation et en particulier le braconnage du loup :

« À la trace », le bulletin de la défaunation, n°39, association Robin des Bois, en ligne : https://robindesbois.org/a-la-trace-n39-le-bulletin-de-la-defaunation/

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