Le vivant et la révolution, bel essai sur la conservation de la nature, au carrefour décisif du « moment Trump »
En 2023, deux chercheurs de l’Université de Wageningen (Pays-Bas) publiaient chez Actes Sud Le vivant et la révolution, essai visant à « réinventer la conservation de la nature par delà le capitalisme ». Bram Büscher est politologue, Robert Fletcher anthropologue ; tous deux travaillent sur l’écologie politique. Soit le champ des enjeux écologiques dans l’action politique et l’organisation sociale, à différencier de l’écologie, en tant que discipline scientifique, ou du courant politique éponyme. Ils s’intéressent donc aux pratiques de conservation de la nature, dans un monde où les populations d’animaux vertébrés sauvages ont chuté de 73 % depuis 1970. Malgré des efforts pour protéger les espaces naturels, initiés au XIXe siècle, notamment aux États-Unis, avec des pionniers comme le préservationniste John Muir. Rappelons qu’en France, la première loi établissant que leur protection est d’intérêt général date de 1976, tandis qu’aujourd’hui, le droit de l’environnement connaît un terrible recul.
Liberté de choix
C’est cet échec de la protection de la nature qui a conduit les auteurs à rédiger cet ouvrage, dans l’espoir de contribuer à un changement radical de méthode. Ils partent de deux postulats : que l’écologie est politique, par définition, étant très impactée par l’activité humaine, et qu’elle est étroitement articulée au système économique. Dans leur préface, les philosophes Antoine Chopot et Baptiste Morizot écrivent que tout l’enjeu du livre est de
« montrer la connivence inévitable entre biologie de la conservation et économie en place, lorsque la première ne construit pas activement une critique de la seconde ».
Si l’on veut protéger le vivant, il n’est pas cohérent de faire l’impasse sur ce qui le détruit… Ce n’est pas, disent-ils, du prosélytisme politique : il suffit de décrire la situation, les forces en jeu, le consumérisme, l’extractivisme, le rôle de la finance. « Vous n’aurez même pas à forcer le trait pour montrer que ce modèle est profondément injuste et inacceptable ». Présenté comme inéluctable, indépassable, le capitalisme contemporain est pourtant le fruit d’une « série de bifurcations historiques et non nécessaires, qui ont donné leur forme à nos sociétés modernes tardives ». Partant, on peut les remettre en question.
Quand protéger sert d’alibi
En chercheurs rigoureux, Bram Büscher et Robert Fletcher choisissent leurs mots avec soin, étayent leurs choix. Ils préfèrent parler de capitalocène plutôt que d’anthropocène, puisque ce ne sont pas les humains en général qui détruisent le vivant, mais la quête de croissance économique infinie, dans un monde aux ressources limitées. Au long des pages, ils rappellent le rôle historique de la conservation dans ce système, aboutissant à un échec flagrant. Même en sanctuarisant certains pans de nature, aucune zone de la planète n’échappe aux pollutions ou au changement climatique.
La conservation, écrivent les auteurs, a « essentiellement joué un rôle de rempart, face aux conséquences environnementales et sociales néfastes du développement capitaliste ». Elle a en partie contribué à protéger le profit du courroux des populations, voyant leur milieux et leurs modes de vie détruits. Que la conservation tente de corriger les destructions pourquoi pas, mais accompagner, justifier, voire servir d’alibi à ces abus, voilà qui est inacceptable.
Nature sans prix
Bien sûr, les pratiques ont évolué depuis deux siècles. Mais le néo-protectionnisme et la nouvelle conservation, deux tentatives pour l’améliorer, ne sont ni prometteuses ni réalistes, selon eux. Augmenter les surfaces protégées, fort bien, mais si la dynamique économique ne change pas, le reste du monde sera plus encore exploité, artificialisé, la pollution et le chaos climatique en rien enrayés. Par ailleurs, les populations déplacées, les conflits engendrés autour des aires préservées exploseraient. L’actualité montre bien que la « militarisation verte » et les violences s’exacerbent dans les zones de tension écologique, particulièrement là où les inégalités sont les plus criantes.
Quant à la financiarisation de la nature, en espérant mieux la protéger si on lui attribue une valeur marchande, c’est un non-sens pour Bram Büscher et Robert Fletcher. Elle ouvre une pente savonneuse vers un « surcroît d’aliénation », en compromettant les valeurs intrinsèques de la vie sauvage, ainsi que les valeurs culturelles que l’humanité a cultivé depuis l’origine, dans ses interactions riches et variée avec les autres espèces. De toutes façons, le marché n’aura de cesse de vouloir exploiter les zones protégées, à sa façon colonisatrice.
Conviviale, l’écologie !
ue préconisent donc nos deux chercheurs ? Une troisième voie, l’écologie conviviale. Inspirée du concept de convivialité amené par le prêtre devenu philosophe Ivan Illitch (1926-2002), elle consisterait à apprendre à vivre avec les non-humains dans une dynamique équilibrée, respectant leurs droits à l’existence dans des milieux en bonne santé. Sortir de l’exploitation « n’est pas une mince affaire », conviennent-ils, dans la postface du livre, un entretien mené par Antoine Chopot, paru initialement dans la revue Terrestres. Mais, paradoxalement, ils estiment que le « moment Trump » peut être propice à des changements radicaux (quand le livre est paru, le président américain champion des énergies fossiles n’avait pas encore été élu une seconde fois…). « L’ère du compromis et de la modération, dans le domaine écologique et plus généralement, est terminée ». La situation étant trop grave, « nous ne pouvons plus laisser la peur de l’échec nous empêcher d’oser ».
Concrètement, il faudrait selon eux « construire un système de valeurs cohérent (économique, social, politique, culturel) qui ne dépende pas de la destruction de la nature, mais d’un « vivre avec« . » Soit un changement de paradigme, rien de moins. Une nécessité, quand le capitalisme semble tout à fait capable de s’enferrer pour tirer profit du désastre écologique, au moyen par exemple de l’éco-tourisme ou des sports outdoor. La « reconnexion au vivant comme remède à l’aliénation moderne est aujourd’hui extrêmement rentable ».
Dépasser le capitalocène
À travers Conviva, réseau de recherche international, qui travaille notamment sur les relations humains/grands prédateurs, ils cherchent à renforcer les pratiques existantes prometteuses. L’objectif étant de « promouvoir » partout la nature, plutôt que d’en rester au modèle « forteresse » de la wilderness à l’américaine, très nuisible aux populations autochtones. Chercheurs en sciences sociales, les auteurs pensent qu’il faut revisiter la séparation nature/culture, fondatrice de notre civilisation. La critiquer, oui, mais sans pousser le curseur trop loin en niant toute spécificité des êtres humains.
Car nous sommes des animaux politiques dotés de la capacité de faire des choix, et donc d’un sens des responsabilités. Il faudrait reconnecter les crises à leurs véritables responsables, États, grandes entreprises, négligents voire criminels, législations incompatibles avec la préservation de la vie sur Terre. Favoriser la démocratie directe avec les habitants de tel ou tel territoire, premiers concernés, plutôt qu’une gouvernance descendante, sans leur attribuer le fardeau de la crise de la biodiversité. Faire assumer le coût de la renaturation aux pollueurs. Rompre, pour les institutions de conservation, avec leurs financeurs les plus toxiques, souvent des multinationales qui font partie du problème et non de la solution. De quoi dessiner, dans un monde qui désespère, des avenirs enfin désirables. En fermant le robinet économique de la pression sur la biodiversité, en limitant ou abolissant la croissance, de nouveaux espaces pour la vie sauvage s’ouvriront, concluent-ils.
Il serait tout à fait possible d’articuler des espaces en libre évolution avec des usages soutenables alentours. Voilà qui converge avec le projet de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire !
Gaëlle Cloarec, le 26 juin 2025
Le vivant et la révolution
Réinventer la conservation de la nature par delà le capitalisme
Bram Büscher et Robert Fletcher
Actes Sud, 23 €