Mémoire des forêts – épisode 2 : Sur la piste de nos forêts primaires

Cet article est disponible en version audio, lue par l’autrice, Felice Olivesi. Utilisez le lecteur ci-dessus pour l’écouter.

L’histoire des forêts est intimement liée à celle des hommes. Les sociétés humaines, intervenant siècle après siècle sur l’écosystème forestier, l’ont transformé profondément, conduisant finalement à la disparition de toutes les forêts primaires de nos contrées.

Comment et quand cela s’est-il produit ? C’est ce que nous allons tenter de découvrir maintenant, en partant sur la piste de nos forêts primaires.

Notre histoire commence il y a environ 12 000 ans, à la fin de la dernière glaciation. Avec le recul des glaciers vers le nord, c’est toute une époque de l’histoire de notre espèce qui s’en va. Homo sapiens avait en effet colonisé toute l’Europe occidentale dès 20 000 ans avant notre ère. Le paysage de ce rude climat glaciaire était constitué de steppes et de toundras. Les forêts étaient alors absentes, et dans les immenses plaines vivaient des troupeaux de grands herbivores – mammouths, mégacéros, aurochs, bisons, rhinocéros laineux, rennes… – et leurs prédateurs – tigres, lions des cavernes, ours des cavernes… et hommes.

Le réchauffement progressif des températures crée de grands mouvements d’espèces : les troupeaux de grands herbivores partent vers le nord, suivis par la plupart de leurs prédateurs, tandis que du sud arrivent de nouveaux animaux et plantes, transformant les écosystèmes et les paysages.

Homo sapiens, comme d’autres espèces adaptables, est resté sur place, et a ainsi assisté à ce qui nous intéresse maintenant : l’arrivée des forêts.

Le climat glaciaire n’était pas favorable à la forêt, et seuls quelques arbres, comme les bouleaux, pouvaient en supporter les basses températures. Le radoucissement du climat a, en revanche, permis à de nombreuses espèces retranchées dans les régions sud de l’Europe de voyager vers le nord pour coloniser les terres occupées jusque-là par une végétation basse.

Cela s’est fait lentement, sur plusieurs millénaires. D’abord, la colonisation a été assumée par les espèces pionnières, parmi lesquelles les bouleaux et les pins, supportant les terrains les plus ingrats, et dont l’action a ouvert la voie aux espèces plus exigeantes (vers – 8000 ans). Puis, petit à petit, sont arrivés les noisetiers, les chênes et leurs espèces associées (vers – 6000 ans), puis les hêtres, épicéas, sapins ou ifs (à partir de – 2500 ans).

Les espèces se sont réparties selon leurs préférences biologiques – nature du sol, hygrométrie, altitude… – et peu à peu, se sont formés des paysages forestiers variés selon les régions.

Notons que la forêt ne recouvre pas tout le territoire, car de nombreux terrains leurs restent défavorables. L’Europe de l’ouest est donc à cette époque une mosaïque de paysages, la forêt partageant l’espace avec des marais, des cours d’eau, des landes ou encore des prairies d’altitude.

Les hommes, encore très peu nombreux, n’entravent en rien l’irrésistible énergie qui développe la forêt jusqu’à son parachèvement, ce qu’on appelle aujourd’hui son « état primaire ». Mais assez rapidement, la dynamique des sociétés humaines concurrence puis surpasse celle de la nature sauvage.

A partir du Néolithique (de – 6 500 à – 4 700 ans pour l’Europe occidentale), le temps semble s’accélérer. L’homme passe alors d’un mode de vie de chasseur-cueilleur, pas plus impactant pour l’écosystème forestier que ne l’était n’importe quelle autre espèce animale, à celui d’éleveur-cultivateur. Le développement de l’agriculture est un grand chamboulement dans les rapports entre l’homme et la nature. Pour installer ses champs de céréales et d’arbres fruitiers, pour constituer ses élevages d’animaux domestiqués, pour implanter les villages de sa population devenue sédentaire, l’homme rogne sur la forêt. Il ouvre des clairières, récolte du bois pour son chauffage, ses habitations, ses outils, utilise les sous-bois pour faire paître ses troupeaux. Souvent, les défrichements n’ont qu’un temps : après quelques années de culture, on laisse la forêt se réinstaller. Cependant, même si le sol se recouvre d’arbres, ce n’est plus la forêt primaire qui s’installe, mais ce qu’on appelle la « forêt secondaire », celle qui porte la trace de l’exploitation par les hommes.

La romanisation, en plus de poursuivre les défrichements, introduit dans les territoires colonisés la vision romaine de la nature, découpée en « ager » (champs cultivés), « saltus » (friche) et « silva » (forêt) : cette dernière représente le territoire du « sauvage », par opposition à la « civilisation » incarnée par les routes ou les villes de pierre faites sur le modèle romain. Cette vision diffère sans doute sensiblement de celle des populations celtes locales qui vivaient en lien étroit avec la forêt et n’avaient probablement pas la même notion du sauvage.

Au cours du millénaire qu’on appelle le Moyen Âge, la surface forestière baisse de façon générale, même si l’on observe des fluctuations dues à plusieurs facteurs. Un exemple notable est la Grande Peste de 1348, qui pendant environ un siècle vide les campagnes, permettant à la forêt de reprendre du terrain. Il arrive aussi fréquemment que les terres défrichées pour y installer villages et champs se révèlent trop ingrates et soient abandonnées après un certain temps, retournant ainsi à la forêt. On constate néanmoins une accélération des défrichements dès le IXe siècle, avec un point culminant du XIe au XIIIe siècles, période paisible dans les sociétés humaines et douce du point de vue climatique.

La forêt recouvre deux réalités bien différentes aux yeux des gens de l’époque : le « bois nourricier » et la « sylve »*. Le premier est accessible, familier, pourvoyeur de matériaux et de gibier, lieu d’activités nombreuses, tandis que la seconde est profonde, sauvage, indomptée, lieu d’un imaginaire médiéval mêlant bêtes fabuleuses – dragons, licornes – et prédateurs réels, territoire magique et étrange. Les représentations médiévales de cette « sylve » ancienne sont-elles les échos de la forêt primaire, dont une partie existait encore à cette époque ? Vraisemblablement.

A quoi ressemblait-elle ? On peut l’imaginer en pensant à la forêt actuelle de Białowieża, aux confins de la Pologne et de la Biélorussie. Des arbres d’une très grande hauteur, 50 à 60 m – quand nos grands chênes atteignent à peine 30 m de haut -, un sous-bois très sombre, avec des végétaux de toutes tailles occupant chaque strate, ainsi qu’une faune d’une richesse inégalée, des sons omniprésents, cris, chants d’oiseaux, des odeurs, des formes infiniment variées… une atmosphère unique, hors du monde. Il n’est pas surprenant qu’il en reste des traces dans les récits populaires !

C’est au Moyen Âge que l’on prend conscience du caractère fini de la forêt et de la nécessité d’en réguler les usages si l’on veut profiter longtemps de ses ressources. Alors qu’aux premiers siècles de notre ère, chaque homme libre pouvait utiliser la forêt à sa guise, dès le VIIe siècle les premières restrictions apparaissent.

Le mot « forêt » vient de là : il est utilisé à l’origine dans l’expression silva forestis quidésigne les portions de territoire, essentiellement boisées, réservées à l’usage exclusif du roi et soustraites au droit commun.

Au XIIIe siècle, en France, naissent les premières chartes locales réglementant les usages de la forêt : abattre des arbres, récolter du miel, chasser les bêtes fauves, faire paître les troupeaux ou ramasser le bois mort… Les droits d’usage varient selon les régions, ainsi que les modes de gestion, faisant varier en conséquence les paysages forestiers.

A partir du XVIe siècle et jusqu’au milieu du XIXe siècle, le recul de la forêt ne cesse de s’accélérer et les usages sont de plus en plus réglementés. Les besoins en bois se font toujours plus importants : non seulement la population augmente, mais l’industrie progresse, et les forêts sont peuplées de travailleurs faisant fonctionner des forges, des verreries, fours et briqueteries, et quantité d’autres activités qui nécessitent du combustible et qu’on installe donc au plus proche de la ressource en bois.

La période moderne – à partir de la fin du XVe siècle – est aussi celle de la centralisation. En France, la gestion forestière répond désormais à une stratégie pilotée par les services du roi, et les modes de gestion font l’objet des premières tentatives d’harmonisation et de codification. De la Grande Ordonnance de 1669 au Code forestier de 1827, les textes laissent de moins en moins de place aux usages coutumiers, ainsi qu’aux forêts sauvages. Sous Louis XIV, les agents royaux doivent parcourir les endroits les plus escarpés pour découvrir des forêts peu anthropisées, sinon totalement sauvages. Des forêts primaires existent-elles encore dans le pays ? On commence à en perdre la trace.

Avec le recul des forêts, l’imaginaire, lui aussi, se transforme, et la piste de la forêt primaire se fait plus ténue également dans les contes et les récits du temps. Le sauvage se fait moins magique, moins mystérieux, mais on craint les hommes louches qui peuplent les bois – bandits, sorciers – ainsi que les « bêtes » prédatrices qui concurrencent les chasseurs et les paysans, et que l’on pourchasse sans relâche pour les exterminer. Ainsi, après de nombreux siècles de poursuite, plusieurs campagnes d’extermination sous la IIIe République aboutissent à l’extermination du loup en France. En 1914, on déclare sa disparition totale… avant son retour, à pas de loup, en 1992 !

Sans sa faune, l’écosystème forêt primaire s’écroule. On peut estimer que la régression de la forêt est maximale entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, ce qui ne laisse pas assez de surface pour une faune qui a besoin d’un territoire vaste pour vivre correctement. C’est à cette période, sans doute, que l’on peut entériner la disparition totale de la forêt primaire d’Europe occidentale.

Pourtant, à cette époque, deux nouveautés auraient pu alléger la pression sur les forêts : l’arrivée de la houille (charbon de terre) remplaçant progressivement le bois comme combustible, et les premières plantations d’arbres pour l’exploitation du bois. Ainsi, ce qu’on appelle la « forêt des Landes » est le résultat de plantations débutées à la fin du XVIIIe siècle et accélérées à partir du milieu du XIXe siècle. Elle est aujourd’hui grande d’un million d’hectares, constitués pour la presque totalité de pins maritimes. D’autres plantations d’espèces exogènes plus ou moins lointaines ont recouvert les surfaces d’où avait disparu la forêt depuis plus ou moins longtemps : dans les Vosges, le Morvan… La monoculture est la règle, ainsi que la coupe rase lorsque le temps de la récolte est venu. Ces espaces ne sont plus à proprement parler de la forêt, mais on aurait pu espérer qu’ils serviraient à épargner la forêt naturelle abîmée par la surexploitation. Cela n’est que rarement le cas, et même, fréquemment, des plantations, jugées plus rentables, remplacent des forêts indigènes.

Plus récemment, une troisième nouveauté a fait son apparition : la prise de conscience de l’importance écologique des forêts. Régulation du climat, filtration des eaux, protection des sols, les services rendus par les forêts sont inestimables, et on peut y ajouter le rôle de réservoirs d’une biodiversité qui, à son tour, rend de nombreux services aux populations humaines. Cela ne fonctionne ni avec les plantations d’arbres, ni avec les forêts surexploitées, mais seulement avec celles qui sont en bonne santé. Cette prise de conscience sera-t-elle suivie de faits ? L’avenir nous le dira.

Nos forêts primaires ont disparu, pourtant, il en reste quelque chose : les arbres, arbustes, champignons ou micro-organismes qui peuplent les forêts d’aujourd’hui sont les descendants de ceux qui peuplaient la forêt des origines. Il suffirait de mettre en sourdine les activités humaines sur l’une de nos forêts pour qu’en quelques siècles, la dynamique naturelle toujours à l’œuvre lui redonne son état primaire.

La forêt primaire en Europe occidentale pourrait faire partie de l’avenir, aux côtés des forêts secondaires et des plantations d’arbres. Il ne tient qu’à nous de lui laisser une place.

FELICE OLIVESI
Mai 2021

Retrouvez ici l’épisode 1 de Mémoire des forêts.

Nos remerciements chaleureux à Sébastien Poublanc, historien de la forêt, pour sa relecture et ses utiles suggestions.

* Selon la distinction d’Andrée Corvol, « la forêt au Moyen-Âge : légendes et usages », La forêt au Moyen-Âge, sous la direction de Sylvie Bépoix et Hervé Richard, Les Belles-Lettres, 2019

Photo de couverture : Forêt de Białowieża © Jérémy Mathieu

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