Vivre avec les loups – Sortir du clivage pour ou contre

Vivre avec les loups : en sus du film, sorti en ce début d’année 2024, les éditions La Salamandre publient un livre.

Vivre avec les loups, film de Jean-Michel Bertrand, sorti le 24 janvier, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Car le retour du loup en France, depuis une trentaine d’années, provoque bien des tensions. Le réalisateur n’en est pas à son coup d’essai : après s’être intéressé aux aigles, autres prédateurs d’envergure (Vertige d’une rencontre, 2010), il lui a consacré deux documentaires, La Vallée des loups (2017) et Marche avec les loups (2020). Des œuvres où il ne dissimule pas sa fascination pour l’animal, dont il suit l’évolution dans les Alpes, où il vit. Et qui ont déclenché de fortes réactions chez ceux – éleveurs, chasseurs notamment – qui s’opposent à la dissémination croissante des meutes dans les interstices de notre société. Ce troisième opus, s’il revient sur l’éthologie lupine, va au delà, pour s’intéresser plus précisément, plus philosophiquement aussi, aux relations entre l’homme et le grand canidé, culturellement chargé d’une symbolique puissante, ancrée dans le temps long.

Rencontrer ceux qui sont sur le terrain

La Salamandre, maison d’édition franco-suisse, dont nous avions interviewé le fondateur, Julien Perrot, dans le cadre de notre série sur la faune sauvage, édite un bel ouvrage, complément idéal du film (même s’il peut tout à fait être lu indépendamment). Magnifiquement illustré – ah, les somptueuses pentes, et sentes, du Champsaur ! – il suit dans ses pérégrinations le cheminement de sa réflexion, et les rencontres humaines que Jean-Michel Bertrand a pu faire sur la piste des loups. Car loin de s’arrêter aux positions tranchées, le cinéaste a voulu donner la parole aux personnes qui, sur le terrain, sont confrontées à l’animal dans leur vie quotidienne, et l’abordent de manière sensible, pratique, nuancée. Des éleveurs, bergers, chasseurs, en plein questionnement sur la façon dont on peut coexister avec lui, plutôt que de choisir la voie de l’éradication. Le livre, de manière plus approfondie encore que le documentaire, fait état de leurs observations et analyses, dans une belle variété de points de vue. Des positions qui gagnent à être connues et relayées, au moment où le nouveau Plan national d’actions sur le loup prétend « concilier la conservation de l’espèce et le sauvetage du pastoralisme et de l’élevage » : chaque année, plus d’individus sont abattus en dérogation à leur statut protégé par la convention de Berne. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen se dit même prête à réviser ce statut, estimant, contre toutes les observations scientifiques réalisées depuis des décennies, que la concentration de meutes dans certaines régions est devenue un danger non seulement pour le bétail mais aussi, « potentiellement, pour l’homme ».

Démonter les idées reçues

Jean-Michel Bertrand est reparti des archives : on y constate à quel point les paysages montagnards du XIXe siècle étaient abîmés, quasiment lunaires, sous l’effet de la forte pression humaine et son cortège de déforestations. Devant, notamment, le risque de crues torrentielles, l’État a mis en œuvre à partir des années 1860 un vaste plan pour replanter des arbres, ce qui a conduit aux espaces alpins d’aujourd’hui, où l’on pourrait penser que la forêt a toujours eu sa place. Avec sa régénérescence, les ongulés sont réapparus, et dans leur sillage, le loup, depuis l’Italie dont il n’avait jamais disparu.

Le réalisateur a porté sa caméra et ses pièges photos là où il s’est installé, et observé à quel point la nature s’auto-régule : quand un territoire est peuplé par autant de loups qu’il peut en supporter, au vu des ressources en proies, leur nombre atteint un seuil et n’augmente pas. Les jeunes se disséminent, la pression exercée par les meutes entre elles réduit le nombre de louveteaux qui atteignent l’âge adulte. « Les parents étant focalisés sur la défense de leur espace, les jeunes sont davantage livrés à eux-mêmes. » Pas de surpopulation, donc, pas de carnages quand les troupeaux sont bien protégés, et pas non plus de destruction de la biodiversité, comme peuvent le craindre certains chasseurs qui voient en lui un rival : au contraire, les grands prédateurs participent au bon équilibre des écosystèmes. Il s’agit d’un cercle vertueux ; leur retour est une suite logique de l’amélioration du milieu naturel, qu’ils renforcent à leur tour, en étant au sommet des chaînes alimentaires et en modifiant la cascade trophique.

La voie démocratique

Pour Jean-Michel Bertrand comme pour les témoins de son film, la coexistence des humains avec les loups est une question de volonté politique et culturelle. Dans les Abruzzes, partie de l’Italie où ils ont perduré depuis des siècles, ils contribuent, avec les touristes que leur présence attire, à l’économie de la région : les éleveurs ont donc appris à vivre avec eux. En France, le renouveau du métier de berger est lié à son retour. La position des gardiens de troupeaux est souvent très pragmatique : pour eux, il faut sortir du clivage pro et anti loups, et faire avec l’existant. Après tout, les moyens de protection qui sont alloués à l’élevage, clôtures, chiens, ont fait la preuve de leur efficacité, comme le renfort de bénévoles aidant à la surveillance. Lorsqu’ils offrent leur force de travail, ils « créent des ponts entre le monde rural et le reste de la société ».

Les crises environnementales s’aggravent, le changement climatique s’accélère. Les politiques se font confuses, durcissent. Les lignes de failles dans la population française, notamment entre habitants des métropoles et ruraux, défenseurs de la nature, traditionalistes et partisans du business as usual, s’étendent. Il est plus que jamais important de s’interroger sur notre rapport au monde sauvage, dont l’hémorragie s’aggrave. Et à la consommation, si absurde qu’elle nous pousse, comme le formule l’un des éleveurs interrogés par Jean-Michel Bertrand, à financer des quintaux de croquettes, « fabriquées en Bulgarie, qu’on se fait livrer en hélicoptère par palettes entières, pour nourrir dans toutes les Alpes quelque 7 000 chiens chargés de maintenir à distance un millier de loups ». Tout cela pour fabriquer des merguez bio…

Il faudrait se parler, telle est la conclusion de ce livre, qui s’appuie sur un bel exemple démocratique : dans la commune de Ranrupt (Vosges), le Maire organise une réunion annuelle autour du loup, avec tous les usagers de la vallée : éleveurs, bergers, promeneurs, chasseurs, représentants de l’administration, etc…

« L’intérêt de ces rencontres est d’arriver à trouver la voie du milieu qui satisfasse tout le monde et permette à chacun de comprendre la problématique de l’autre. »

On ne saurait mieux dire !

Gaëlle Cloarec, le 28 février 2024

Vivre avec les loups

Jean-Michel Bertrand

Salamandre Éditions, octobre 2023, 29 €

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