Elles préfèrent la notion « d’espoir radical » plutôt que « d’espérance », pour éviter toute connotation religieuse. Les éditions La mer salée, engagées et « semeuses d’utopie », publient un recueil de textes et de poèmes intitulé Les Utopiennes.
« Bienvenue en 2044 », clame la couverture : il s’agit bien d’un exercice de prospective. Trente auteurs ont imaginé à quoi pourrait bien ressembler un monde qui aurait bifurqué vers la décroissance. Selon certains, cela s’est passé en douceur, devant l’évidence qu’un usage illimité des ressources sur une planète limitée n’est pas tenable. Pour d’autres, un phénomène brutal, par exemple une crise économique majeure, a été le déclencheur.
Rêvons un peu
Le livre est parsemé de graines d’espoir. Pour Camille Teste, dans son texte Le temps libéré, celui que, dans 20 ans, la semaine de trois jours soit la norme. Les métiers essentiels ont vu leurs salaires revalorisés ; la pénurie de soignants, par exemple, appartient au passé. Le pays le plus écolo du monde est l’Ukraine : bien éprouvée par la guerre, elle a bénéficié d’un vaste plan de soutien européen. Mettant notamment en place le premier « Espace de silence préservé » de l’UE, très bénéfique pour les nerfs des êtres vivants en tous genres. La communauté internationale a aussi financé la reconstruction de Gaza, mais absolument pas dans l’objectif d’y bâtir une « Riviera du Moyen-Orient ».
Au passage, nombre de contributeurs imaginent un avenir débarrassé du racisme, ayant dépassé le patriarcat, parfois même aboli les frontières. Ils portent attention à la diversité des origines de leurs personnages, aux partages intergénérationnels, à l’équité de genre. Page 148, on trouve la jolie définition du verbe « S’enliéner », extraite d’un autre ouvrage des éditions La mer salée, Les mots qu’il nous faut, riche de néologismes féconds. « Faire le choix fou d’être en lien, malgré la peur de l’autre. »
Culbute des valeurs
Alors, tout cela peut sembler naïf et pétri de bonnes intentions irréalistes, mais franchement, en pleine actualité saturée par les décrets – surréalistes, pour le coup – de Donald Trump, cela ne fait pas de mal de se laisser lénifier un peu. D’autant que certains textes figurant au sommaire ne manquent, par contraste, pas de vigueur. Chez les auteurs les plus politiquement « poils à gratter », on relève des points communs. Ainsi, la nécessité d’un changement de paradigme culturel. Pour que les choses bougent réellement, défendent-ils, ce sont les valeurs qui doivent changer. Certes, on ne peut pas faire grand chose tant qu’Elon Musk est considéré comme un grand entrepreneur ayant « réussi ». Lena Lazare, porte-parole des Soulèvements de la Terre, se projette dans une interview rétrospective sur le désarmement d’un système qui menaçait les conditions de la vie sur la planète, par la désobéissance civile et le sabotage.
« Il était devenu humainement et financièrement impossible de protéger toutes les infrastructures toxiques du pays. Cela devenait même intenable moralement pour les personnes qui travaillaient dans ces grandes firmes. »
Selon son « moi » futur, partir de l’échelle locale a été le plus efficace, puisque plus propice à parler concrètement aux habitants d’un territoire.
Médias et justice au service du bien commun
Juliette Quef, présidente du média en ligne Vert, visualise elle aussi un changement de mentalités : dans son horizon désirable à vingt ans, le législateur a interdit les aides à la presse aux titres détenus par des millionnaires. Ils reçoivent aujourd’hui des sommes considérables d’argent public, sans regard sur la qualité de l’information produite, ou l’indépendance de leur rédaction : eh bien en 2044, ce n’est plus le cas ! Fini, pour les médias, de s’asseoir sur leur rôle de pilier de la démocratie. Terminé, le softpower d’extrême-droite, le mercantilisme et l’auto-censure des journalistes, qui désormais mettent le bien public en priorité.
Pour la juriste Marine Calmet, une crue centenale de la Seine, dévastatrice pour les zones urbaines trop artificialisées, a fait évoluer la loi française. Suite à un procès historique contre les géants de l’industrie du béton, accusés d’avoir violé les intérêts écologiques fondamentaux de la nation… L’argument des industriels (« Si nous sommes coupables, alors la société toute entière est complice dans le crime ») a été balayé : comme Lafarge, pris la main dans le sac en 2020 pour ses rejets polluants dans le fleuve, ils ont des noms et des responsabilités. Pas besoin d’être sur les lieux du désastre pour en être les auteurs : il suffit de signer les contrats.
Oxymores et solutions problématiques
Probablement incluses au nom de la diversité des points de vue, mais peu susceptibles d’être prises au sérieux, on passera vite sur certaines des options envisagées. L’entrepreneure Elsa Da Costa se représente un système bancaire « non lucratif », qui financerait la rénovation des bâtiments et autres solutions aux problèmes de société, selon des critères environnementaux et sociaux. Ce serait l’objet d’un tout autre livre que d’aller plus loin dans cette voie… Et nécessiterait de se poser une question préalable : le capitalisme est-il réformable ?
Quant à Maxime de Rostolan, lui aussi entrepreneur, s’il incite à cultiver la « lateté » (qualité de présence propice au bien-vivre ensemble), ce serait grâce aux gains de production et au temps libre dégagés par l’Intelligence Artificielle. Là où le numérique a échoué, il faudrait miser sur l’IA ? Qu’une libération de l’économie de marché survienne par le techno-solutionnisme, voilà un scénario de science-fiction plutôt hollywoodien…
Retour vers la nature
Heureusement, Les Utopiennes laissent de la place à d’autres perspectives, à la fois concrètes, pertinentes et faisables, puisque s’appuyant sur des expériences déjà menées à petite échelle, ne demandant qu’à prendre de l’ampleur. Sous la quatrième de couverture, se déplie une carte de Perrin Remonté, La France de la libre évolution. En 2044, cela fait plaisir à voir, l’Hexagone a connu une reverdie spectaculaire, depuis que la bonne santé écologique des milieux et la protection de la biodiversité sont devenues des priorités citoyennes.
« Les progrès de l’agriculture urbaine et la popularité de l’alimentation végétale ont rendu possible le retour à l’état sauvage de millions d’hectares de terres. »
Fort sympathique, aussi, ce changement dans les pratiques scolaires, qui pour Clémentine Koenig, passe par l’intégration des savoirs naturalistes dans les pédagogies. Sa description d’une classe en pleine observation des oiseaux est délicieuse. Le texte qui inaugure le recueil, Au nom de la vivante, met lui aussi l’accent sur la connaissance fine des milieux. On y suit, sous la plume de la romancière Li-Cam, deux « mandatrices » chargées de la surveillance d’une zone humide. Détecter les pollutions générées par une décharge oubliée fait partie de leurs missions : ce sont les conséquences de décennies de négligence écologique, heureusement révolues. Enfin, quand Nina Vinot, spécialiste du microbiote, décrit un futur où les rivières ont retrouvé leurs cours et leurs poissons, les sols sont à nouveau fourmillants de vie et stockent du carbone de plus belle, on a très envie d’y croire !
Gaëlle Cloarec, le 14 février 2025
Les Utopiennes
La mer salée éditions, 2024
24,50 €