Descendre de l’échelle – Le mythe de la suprématie humaine démonté par Derrick Jensen

Derrick Jensen est un philosophe et écologiste américain, qui réside en Californie, où durant plusieurs millénaires vivaient des peuples autochtones tels que les Tolowa, dans une relation équilibrée avec un écosystème somptueux, peuplé d’ours, aigles et saumons, sans polluer les rivières ou brûler les forêts. Un État aujourd’hui ravagé par les incendies, aux nappes phréatiques en voie d’assèchement accéléré, qui préserve difficilement ses derniers séquoias géants, merveilles de végétaux capables d’atteindre 90 mètres de haut et de vivre 3 000 ans. Situation catastrophique, conséquence de deux petits siècles d’industrialisation et d’agriculture intensive. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Derrick Jensen a voué son existence à l’écologie radicale, en fondant le mouvement Deep Green Resistance, qui lutte contre la destruction globalisée de la nature sauvage.

Le cerveau, c’est surfait

Les éditions Libre ont déjà publié plusieurs de ses ouvrages, y compris, en 2010, une fable pour enfants illustrée par Stephanie McMillan, Pendant que la planète flambe. Au printemps 2023, est paru Le mythe de la suprématie humaine, essai visant à démonter les fondamentaux d’une culture dénoncée comme mortifère, la civilisation occidentale contemporaine. L’auteur ne croit pas à la hiérarchie « naturelle », qui placerait les humains au sommet d’une échelle de valeur, seule espèce intelligente, capable de produire du sens. Bien plutôt, il pense que cette conception vise à accroître le contrôle de l’humanité sur le reste de la planète, à des fins d’exploitation, et au mépris de nos propres intérêts vitaux. Derrick Jensen s’émerveille devant la jugeote des poissons ou le savoir-faire des araignées. Il dénonce un argument tautologique universalisant : les Sapiens Sapiens du XXIe siècle, et ce depuis pas mal de temps déjà, se définissant eux-mêmes comme le standard à l’aune duquel tous les autres êtres vivants devraient être évalués. Il s’emploie à démontrer que ce n’est pas la taille (du cerveau) qui compte, que les plantes ne sont pas passives, et même capables d’anticipation, bref que la sentience est la chose du monde la mieux partagée.

Pourquoi nous est-il si difficile d’admettre que d’autres êtres ont une vie intérieure riche ? Parce qu’il est bien plus facile de ne pas s’encombrer de morale pour exploiter les êtres vivants comme des ressources, et que cette suprématie auto-proclamée minimise de fait la gravité de leur destruction.

Inverser la tendance

Dans un chapitre consacré à la beauté, qui n’est pas sans évoquer les réflexions de Francis Hallé sur ce sujet, le philosophe écrit :

« Le monde réel nous rappelle sans cesse que la vie ne tourne pas autour de nous. »

« C’est l’une des raisons qui font cette culture si destructrice. C’est l’une des raisons qui la font haïr à ce point la nature. »

D’autres points de convergence sautent aux yeux, notamment sur la nécessité de laisser d’amples espaces en libre évolution.

« Je ne suis pas en train de dire que les forêts n’ont que faire de l’aide humaine, précise-t-il, (ou de l’aide des saumons, des castors et des moustiques) (…) protéger les forêts vivantes contre l’abattage est aussi capital que de les aider à se régénérer après qu’elles aient été endommagées. Il importe peu de savoir qui plante les arbres, que ce soient des humains ou des forêts elles-mêmes (…) ce qui importe, c’est la santé des forêts. »

Car Derrick Jensen en est convaincu, l’urgence est telle que nous devons tout faire pour limiter la dégradation de la biodiversité. Tandis que les crises s’accumulent -climat, pollution, artificialisation, appauvrissement des sols…- et que le système Terre devient de plus en plus chaotique, il faut « s’assurer que certaines portes demeurent ouvertes ».

Une espèce sauvage éteinte l’est à tout jamais, dit-il, alors que si le lynx existe encore dans dix ans, il existera peut-être encore dans cent ans. Aussi il invite tous les humains de bonne volonté à se mettre au travail pour « inverser la tendance », parvenir à ce que chaque jour la vie prolifère, « avec davantage de poissons, davantage d’oiseaux et d’insectes, davantage de forêts, davantage de rivières qui s’écoulent librement, davantage de prairies et de zones humides ; et moins de substances toxiques ».

Changer de point de vue

Sur des tels enjeux, sa façon d’écrire recourant à l’humour, plus usitée aux États-Unis que dans la vieille Europe, peut dérouter, voire agacer. Mais le livre n’en pose pas moins de bonnes questions. Et le ton, mordant, plein d’auto-dérision, est souvent drôle, même si y perce une bonne charge de pessimisme. Car le suprémacisme humain dont parle Derrick Jensen n’est pas réservé aux courants d’extrême-droite dans l’Amérique Trumpiste. Il est au contraire très banal, imprégnant les représentations à tous les niveaux de nos sociétés. Sa crainte, que ce travers perdure jusqu’à ce que la Terre « ne soit plus que cendres et poussière », nous pouvons la partager ici aussi, où le climato-scepticisme s’emballe presque autant qu’outre-Atlantique.

Et pour y remédier, sa suggestion, que l’on se mette à mesurer la valeur d’une espèce (la nôtre) avec d’autres indicateurs que le PIB, par exemple sa capacité à accroître la santé des écosystèmes dont elle fait partie, nous pourrions l’adopter.

GAËLLE CLOAREC

Le mythe de la suprématie humaine

Derrick Jensen

Éditions Libre, 20 €

Partager cet article
Articles similaires
Soutenez-nous !

En soutenant l’association Francis Hallé, vous agissez concrètement pour la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest

Chercher dans les pages et les articles du site

Merci !

Vous êtes inscrit à notre newsletter. Vous recevrez prochainement de nos nouvelles.

Pour suivre l’avancée du projet de forêt primaire, inscrivez-vous à notre newsletter !