Le lynx boréal (autrefois appelé loup-cervier) est présent en France, mais menacé. Si le projet de notre association, faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest, aboutit, il y aura toute sa place.
Cet article se prolonge d’un entretien avec Jean-Claude Génot, spécialiste du lynx, à découvrir en bas de page.
On le reconnaît à ses « pinceaux auriculaires », touffes de poils noirs à la pointe des oreilles, assortis de favoris fournis, et à sa courte queue. Enfin, on le reconnaît… surtout sur les photographies ou les vidéos de naturalistes, parce que peu nombreux sont les heureux humains ayant ne serait-ce qu’aperçu le lynx boréal, plus grand félin forestier d’Europe.
En France, il a été éliminé entre les XVIIe et XIXe siècles, avant de revenir, très progressivement, au XXe siècle, notamment via le Jura et les Alpes, depuis la Suisse. Ses effectifs sont si faibles qu’un Plan national d’action en sa faveur a été mis en place pour la période 2022-2026. Dans les Vosges où il a été réintroduit dans les années 1980, il est au bord de l’extinction, au point que l‘Association nationale pour la défense et la sauvegarde des grands prédateurs, Ferus, estime qu’une « intervention rapide de l’État par un renforcement de population est indispensable pour sauver ce noyau ».
Connecter les territoires
Pour espérer le sortir de la liste rouge des espèces menacées en France, où il est répertorié par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), il faudrait lui assurer la possibilité de traverser les zones fortement anthropisées, afin de passer d’un habitat forestier à l’autre. Sans passerelles au-dessus des autoroutes, par exemple, le lynx ne peut pas aisément se reproduire, la consanguinité due à une trop faible population le fragilise, et les nouveaux secteurs où il pourrait s’implanter ne lui sont pas accessibles. Sa sauvegarde nécessite des moyens. En Espagne, son cousin le lynx ibérique a bénéficié du programme Life de la Commission européenne et son retour est un succès.
De ce côté des Pyrénées, le lynx boréal est d’autant plus vulnérable que beaucoup trop de ces félins, surtout les jeunes en quête de nouveaux territoires, se font écraser sur les routes et voies ferroviaires. Un seul Centre de sauvegarde de la faune sauvage, Athénas, dans le Jura, est spécialisé dans la prise en charge des lynx, blessés ou trop petits pour survivre sans aide. Ils y sont soignés, et une fois (re)devenus autonomes, relâchés dans la nature.
Portrait de l’animal en chasseur
Particulièrement frappants sont ses yeux, dont l’iris oscille du jaune brun au jaune ocre. Le lynx est un chasseur redoutable, avec une excellente vue nocturne, alliée à une ouïe très fine. Haut sur pattes -qu’il a larges, dotées de griffes rétractiles- il parvient particulièrement bien à se fondre dans le paysage, grâce à sa fourrure beige ou rousse, tachetée de noir. Il se met en embuscade pour chasser, parfois posté sur un arbre incliné, et se montre capable d’une impressionnante rapidité dans les attaques. Ses proies favorites sont des ongulés, chevreuils, chamois, jeunes sangliers, mais il consomme également faisans et autres oiseaux, lièvres, petits rongeurs, voire insectes. Il lui arrive aussi de s’en prendre aux renards. En moyenne, le lynx consomme une grosse proie par semaine, soit une cinquantaine par an.
Mode de dispersion
Grand prédateur à l’instar du loup, le lynx a une démographie et un mode de dispersion totalement différents. Le canidé peut parcourir 80 kilomètres en une nuit et reconquiert ainsi des espaces très éloignés de son lieu d’origine. Le lynx, quant à lui, ne franchit pas d’énormes distances, sauf cas exceptionnel. Si un mâle se détache d’une population bien portante, depuis le Jura par exemple, vers les Alpes, le massif Vosgien, la Forêt noire, il peut rester plusieurs années sans femelle, car elles voyagent encore moins. C’est une espèce fragile, qui s’étend plutôt à partir d’un noyau en tâche d’huile. Avec une dynamique faible : deux ou trois jeunes par portée, dont la moitié meurt avant la première année. Les portées de loups sont plus nombreuses ; même si la mortalité est importante, il en demeure plus si l’homme n’intervient pas.
Vie de famille
Le rut a lieu en hiver, chez le lynx. On entend alors résonner dans les hauteurs le cri caractéristique du mâle, qui cherche une femelle en l’appelant inlassablement. La maturité sexuelle, atteinte vers 21 mois pour les femelles, 33 mois chez les mâles, les conduit à se rapprocher. Si l’animal a la réputation d’être solitaire, le reste de l’année, les progrès des pièges photos, plus efficaces pour les observations naturalistes que les colliers émetteurs, ont permis à un zoologiste, Vadim Sidorovich, d’observer des comportements méconnus jusque-là, dans la forêt de Naliboki en Biélorussie. Certains mâles restent à proximité de leur famille et laissent des proies pour la consommation de la portée, afin de laisser un maximum de chance à leur descendance. Il leur arrive aussi de passer du temps avec des femelles sans jeunes, pour chasser, se reposer ou se toiletter.
Au bout du fusil
Actuellement, les programmes européens de réintroduction de grands carnivores s’orientent plus particulièrement vers les questions d’acceptation sociale, car la présence de ces animaux dans un milieu d’où il a parfois été absent pendant des décennies entraîne des réticences. Le retour du loup, particulièrement, mais celui du lynx aussi, dans une moindre mesure, car il peut lui arriver de tuer des moutons ou des chèvres. Cependant, ce ne sont pas majoritairement les éleveurs qui se plaignent, plutôt les chasseurs. Ces derniers craignent la concurrence, même si les scientifiques ont établi que les prélèvements du lynx ne représentent qu’un faible pourcentage des chevreuils sur leur territoire. Les tirs illégaux de cette espèce protégée ne sont malheureusement pas rares. Les peines encourues sont pourtant lourdes.
Gaëlle Cloarec, le 19 septembre 2022
À voir
Notre association est partenaire du film Lynx, réalisé par Laurent Geslin. Un magnifique documentaire tourné dans les montagnes du Jura, au rythme des saisons. On y suit une famille de lynx, de la période du rut à la naissance des petits et leur apprentissage de la vie adulte, jusqu’à ce qu’à leur tour, ils puissent se reproduire. Leurs interactions avec les autres espèces, leur rôle dans la sélection naturelle, leurs stratégies territoriales, les dangers qui les menacent… Tout en délicatesse, le spectateur pénètre un monde inconnu, à la rencontre d’un animal aussi discret que charismatique. Comme le loup ou d’autres grands prédateurs, sa présence dans un écosystème change tout. Particulièrement le regard des hommes !
Nous en profitons pour remercier également le photographe animalier suisse Neil Villard qui a collaboré sur le film avec Laurent Geslin. Il accompagne notre association en nous permettant d’utiliser ses très belles photographies, fruits de milliers d’heures d’affûts.
Trois questions à Jean-Claude Génot, naturaliste
Le lynx aurait toute sa place dans le projet de Francis Hallé de faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Jean-Claude Génot, membre de notre association, spécialiste de ces félins, nous explique comment cela pourrait se concrétiser.
Sur une surface forestière de 70 000 hectares, telle que le prévoit le projet de Francis Hallé, combien de lynx pourraient-ils vivre ?
Le domaine vital d’un prédateur comme lui est fluctuant. Moins il y a de proies, plus il a besoin d’espace, et inversement, cela dépend donc des saisons, et de tout un tas d’autres facteurs. Il se déplace, patrouille dans différents endroits. Le mâle et la femelle vivent séparément, sauf au moment du rut. Le territoire d’un mâle oscille entre 10 000 et 15 000 hectares. À l’intérieur duquel il peut y avoir deux domaines vitaux de femelles, qui ont besoin d’un secteur moindre. Particulièrement quand elles ont des jeunes à nourrir : elles peuvent alors demeurer sur quelques centaines d’hectares seulement. Plus elles s’éloignent des petits, plus ils peuvent être menacés par d’autres prédateurs, le loup, éventuellement l’ours, dans un écosystème riche comme certaines forêts des pays de l’Est. Sur 70 000 hectares, dans les conditions optimales, il pourrait y avoir quatre ou cinq mâles, et huit à dix femelles. Certains domaines vitaux déborderaient de cette zone. Ce n’est pas non plus pléthorique ! Si c’était un isolat, océan de forêt au milieu de vastes zones urbanisées, avec autoroutes, terres agricoles, milieux que le lynx ne fréquente pas, il y aurait un risque de consanguinité.
Ce n’est pas avec quinze individus que la population sera viable ; il faudrait des corridors, vers d’autres territoires.
Si d’autres grands prédateurs étaient aussi présents (loups, éventuellement ours ?), quels modes d’interactions s’établiraient-ils avec eux ? Quelle serait leur influence sur l’écosystème ?
Même s’ils n’ont pas tout à fait les mêmes proies, les mêmes territoires, ils se croisent, forcément. Il peut arriver qu’un lynx s’approche d’une tanière de loups pour tuer les louveteaux. Il peut aussi viser une femelle en gestation, un vieux loup isolé. Face à une meute, évidemment, il est vulnérable, mais il a l’avantage de pouvoir grimper aux arbres. Biologiquement, le fonctionnement en meute, tel que le pratique le loup, sert beaucoup plus une espèce que l’individualisme du lynx. Par ailleurs le lynx ne pratique pas forcément une prédation sanitaire, en s’attaquant aux ongulés âgés ou malades, comme le fait le loup. Plutôt à des imprudents, qui ne se méfient pas assez, des jeunes inexpérimentés, ou, au moment du rut, des individus inattentifs car focalisés sur l’accouplement. En conséquence, il rend les animaux plus vigilants.
Sur la flore, l’effet est sans doute moins important que celui constaté avec le loup, mais du même ordre. Vous connaissez le vieux proverbe, « Là où le loup court, la forêt pousse » ? C’est l’écologie de la peur : la présence d’un grand prédateur entraîne une dispersion. Les herbivores ne restent pas à manger toute la journée au même endroit, comme ils le faisaient avant sa réapparition, ils se déplacent et cela laisse plus de chance à la végétation de croître.
Enfin, leur présence peut entraîner, toujours de manière plus modeste que le loup, une diminution du nombre de méso-prédateurs, les renards, chats sauvages ou blaireaux.
Au vu des populations de lynx vivant actuellement en France, et selon l’emplacement de cette future « forêt primaire », serait-il possible de les voir arriver naturellement, ou nécessaire de les réintroduire ?
Sur chacun des deux sites pressentis, dans le Grand Est, la situation est différente. Il s’agit d’un projet transfrontalier : les Vosges-du-Nord, qui fonctionneraient avec le Palatinat, en Allemagne, ou les Ardennes, belges et françaises. Dans le Palatinat, depuis 2015, une vingtaine de lynx ont été relâchés, et ils ont franchi la frontière il y a quelques années. La première reproduction de notre côté a eu lieu l’année dernière. Ils seraient donc déjà sur place, dans les deux massifs vosgiens, il ne serait pas nécessaire de le réintroduire.
Par contre, dans les Ardennes françaises, le lynx est pour l’instant absent, même si un individu a été observé récemment dans les Ardennes belges. Attendre un hypothétique retour naturel ne servirait à rien dans un milieu aussi fragmenté que l’Europe occidentale. C’est l’objectif majeur des biologistes, raccorder les populations isolées. Par ailleurs, chaque territoire a ses spécificités. Si le projet aboutit dans les Vosges-du-Nord, que je connais bien, les sols gréseux, sablonneux y sont pauvres, occupés par une forêt avec une productivité primaire assez modeste. Il ne pourra pas escompter avoir beaucoup de proies, sauf dans les zones de lisières avec des prairies.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec
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Photo de couverture : Lynx boréal © Neil Villard