Le ver de terre, ce héros méconnu

Entretien avec Christophe Gatineau, agronome spécialiste d’une espèce animale trop peu célébrée, alors qu’elle a une importance incommensurable dans les écosystèmes : le ver de terre.

Pouvez-vous nous présenter les différentes espèces de vers de terre qui vivent sous nos pieds, en Europe de l’Ouest ?

Présenter les différentes espèces de vers de terre, c’est égrener une litanie de noms latins tous plus indigestes les uns que les autres. Le seul à avoir un nom commun -difficile de faire plus commun-, c’est le ver de terre commun ou lombric terrestre. Tête rouge foncé et queue plate. Ce qui n’est pas commun, c’est qu’il vit dans un terrier comme un renard, un terrier où il s’aménage une chambre !

Une chambre dont il recouvre volontairement le sol de feuilles, de petites pierres ou de graines, à la seule fin de pouvoir s’y reposer en toute quiétude. Nous savons cela grâce aux travaux de Charles Darwin, et aussi qu’avant de s’y enrouler, ce lombric a pris un soin infini à refermer l’entrée de son terrier. Mieux, le ver de terre commun et le renard roux atteignent leur maturité sexuelle au même âge, et vivent à peu près aussi longtemps à l’état naturel (entre 2 et 8 ans selon les espèces, ndlr). L’analogie s’arrête là, car le lombric terrestre sait ce que ne sait pas faire goupil : cultiver sa nourriture ! Je sais, la comparaison est violente pour le canidé, mais c’est observé depuis le début du 19e siècle et les travaux du naturaliste allemand Werner Hoffmeister. En 1973, l’Institut pour le film scientifique de Göttingen, en Allemagne, en a apporté la preuve visuelle et irréfutable dans un film où on le voit récolter des matériaux organiques sur la surface du sol, puis les enfouir pour les faire pré-digérer par les bactéries et les champignons avant de les consommer.

Moins d’une dizaine d’espèces sont capables de cultiver leur nourriture sur la planète, y compris les humains ! C’est du même acabit qu’une vache qui prendrait l’initiative de faire les foins en prévision de l’hiver. Un extrait du film est disponible sur YouTube. Lire aussi : Est-ce ainsi que les vers de terre vivent ?
Pour en revenir au renard, notez qu’il est un redoutable prédateur de vers de terre, pouvant en avaler jusqu’à quatre à la minute !

Quel est le rôle du ver de terre dans un écosystème forestier ?

Le même que dans un écosystème cultivé : il va transformer la matière organique en nourriture pour les plantes et les arbres, aérer les sols… et il va surtout les rajeunir ! Cf. ma tribune dans Le Monde :

« Les vers de terre sont les seuls animaux capables de labourer les sols et de les rajeunir en permanence ».

Ils les rajeunissent, tenez-vous bien, en butinant… Mais attention, comme je l’écrivais dans cette autre tribune parue sur le Washington Post, butiner n’est pas polliniser, l’étymologie n’est pas la même.

« Butiner vient de butin, polliniser de pollen. Polliniser, c’est féconder par du pollen. Le vent pollinise sans butiner ! Butiner, c’est chaparder, faire du butin, mais c’est aussi glaner ou picorer. C’est dans ce sens que le ver de terre butine. »

Les feuilles aussi, ils adorent, c’est la nourriture préférée de plusieurs espèces de vers de terre. Comme je vis entouré de forêts, quotidiennement dehors et au contact de la nature, je peux certifier, pour les observer sans relâche, qu’ils sont nombreux à se lover sous le moindre tas de feuilles. Et j’ose ajouter à l’intention de ceux qui les voient comme des êtres insignifiants, stupides et gluants, que le lombric terrestre choisit sa nourriture. Des centaines d’expériences faites au 19e siècle l’attestent. En revanche, un ver de compost ou un endogé, ces vers à la couleur fade, voire verdâtre, qui passent leur vie à avaler de la terre pour en digérer les microbes et la matière organique, ne la choisissent pas : ils avalent comme des oies gavées. Parce que tous les vers de terre n’ont pas le même régime alimentaire.

Y a-t-il des spécificités, sous nos latitudes tempérées ? Des différences entre, par exemple, le Sud méditerranéen et le Nord ?

Oui, bien entendu, le climat joue un rôle considérable dans la présence ou non de certaines espèces, comme l’épaisseur de terre, la quantité de nourriture disponible… Quand les sols sont glacés ou totalement déshydratés lors des grandes sécheresses, la vie dans les sols se met en pause en attendant des jours meilleurs. Il s’agit plutôt d’une question de nature de sol que de pluie. Un sol argileux, recouvert de feuilles, va conserver l’humidité, les vers de terre peuvent s’y abriter. Même en climat méditerranéen, il peut continuer à vivre, un peu au ralenti, durant plusieurs mois. Dans un terrain sableux et pauvre en matière organique, leurs chances de survie sont moindres.

Tous les cas de figure existent. Il y a environ 150 espèces en France, 400 en Europe, certains scientifiques estiment qu’il y en a de 6000 à 8000 sur la planète… et on en a étudié grosso modo 10 ! Le lombric terrestre ; deux ou trois vers de compost, faciles à observer en laboratoire, pour des raisons économiques ; et quelques espèces qui prolifèrent dans la forêt tropicale au Brésil, et en Amérique du Nord, à cause du réchauffement climatique, donc on s’est intéressés à eux. Les autres sont ignorées. La recherche fondamentale a beaucoup progressé au XIXe siècle, mais aujourd’hui la science avance surtout quand elle a des contrats de recherche avec le privé, quand elle peut déboucher sur des solutions rentables pour le marché…

Est-ce que le chaos climatique bouleverse aussi ce qu’il se passe sous le sol ?

Tout dépend si le sol est cultivé (domestiqué) ou sauvage, mais tout changement dans le ciel impacte forcément par ricochet ce qu’il se passe sous nos pieds. Cependant, pire que le climat, c’est le climat intellectuel qui est redoutable pour les vers de terre, puisque selon notre arsenal législatif, le ver de terre n’existe pas. Et quand on n’existe pas dans les lois, on n’a aucun droit. Juridiquement, les vers de terre ne sont pas reconnus. C’est nier leur statut d’être vivant : ils ne sont que des choses. De ce fait, le protocole d’homologation des pesticides ne leur est pas appliqué. Autrement dit, la toxicité des pesticides n’est toujours pas évaluée sur eux ni sur le reste des habitants des sols, insectes compris. L’urgence serait de les doter d’une personnalité juridique avec des droits propres, pour les protéger, de même que leurs habitats. Je me bats depuis des années dans ce but. Mais le message ne passe pas : la majorité de la biodiversité aujourd’hui échappe aux protocoles d’homologation des pesticides.

Le 21 octobre, c’est la Journée mondiale du ver de terre, dont vous êtes le promoteur en France. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi elle a été instaurée ?

Je vous renvoie vers le communiqué de presse de cette Journée, où vous apprendrez que c’est la Earthworms Society of Britain, une ONG fondée en 2009 pour promouvoir la recherche sur le ver de terre, qui en est à l’origine. Dans la droite ligne de Charles Darwin, passionné par l’animal, au point de leur consacrer un ouvrage.

Les intrants chimiques utilisés par l’agriculture conventionnelle sont très nuisibles pour les vers de terre. Dans certaines plantations d’arbres destinées à l’exploitation intensive, il y a aussi pas mal de chimie déversée. Est-ce que les sols demeurent vivants sous une monoculture de pins Douglas ?

Il ne se passe plus rien dans ces sols. Je ne suis pas un spécialiste des espaces forestiers, mais je vis au milieu de la forêt dans le Limousin. Ici les terres sont très pauvres. Les agriculteurs allaient chercher la litière dans la forêt -les feuilles des arbres sont une litière fantastique- et l’épandaient sur leurs champs et potagers. Année après année, ils ont dénutri leurs sols, en un processus très lent, qui s’est produit sur des siècles. Résultat, il y a très peu d’humus, si je creuse un peu, je tombe directement sur la roche mère. Les châtaigniers ont réussi à la percer, mais les sols sont dénutris. Car les feuilles tombées sont la nourriture des arbres et de la vie sous terre. Un arbre est un écosystème à part entière qui fonctionne très bien ainsi. Si on le prive de ses feuilles, il faut apporter du fumier, du compost, etc.. Le Glyphosate, oui, est utilisé en milieu forestier, avec d’autres molécules. Un pesticide -c’est dans son nom, « cide »- implique de tuer. Il ne tue pas que ce qu’il vise, mais tout ce qu’il y a autour. Ce ne sont pas seulement les pesticides ou insecticides qui peuvent nuire aux vers de terre. Cela peut être un fongicide : l’un d’entre eux a exterminé pendant 20 ans les populations de lombrics. Entre autres. Car les oiseaux mangent les lombrics, cela les affecte aussi, et ainsi de suite.

Qu’est-ce qui rend un ver de terre heureux, et que pouvons-nous faire pour lui garantir cela ?

Comme un humain, le bonheur commence quand on a le ventre plein. Aujourd’hui, les vers de terre crient famine, comme l’ensemble de la biodiversité.

Propos recueillis par Gaëlle Cloarec, le 17 octobre 2022


Christophe Gatineau est membre des Journalistes-écrivains pour la Nature et l’Écologie, agronome spécialiste des vers de terre et des agricultures alternatives, auteur du Jardin Vivant.fr et L’actu du ver de terre.fr, ainsi que d’articles et de livres, dont :

– Éloge du ver de terre (Flammarion, 2018)

Éloge de l’abeille (Flammarion, 2019)

Sauver le ver de terre (Flammarion, 2020)

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