Depuis son combat avec un ours, deux fauves cohabitent dans le corps de Nastassja Martin. Le premier rugissait dĂšs lâorigine en elle, il a poussĂ© cette jeune anthropologue, formĂ©e par Philippe Descola, toujours un peu plus loin sur les terres glacĂ©es de lâAlaska, puis du Kamtchatka. Une colĂšre puissante, souvent retournĂ©e contre soi en mĂ©lancolie, sourd de toutes les pages de son rĂ©cit. Quintessentielle vitalitĂ© de lâĂ©criture autobiographique : en nâĂ©crivant que ce qui compte, on nourrit le texte de la chair de sa vie. Lâauteure a beau ĂȘtre universitaire, câest lĂ un splendide essai de littĂ©rature, bref, dense et haletant. De ceux qui laissent des traces chez le lecteur.
Le second fauve est un ours russe sur le chemin duquel elle sâest trouvĂ©e en aoĂ»t 2015. Il lui a arrachĂ© une partie du visage, elle lui a plantĂ© son piolet dans le flanc. Le surnom de Nastassja Martin chez les ĂvĂšnes, ses hĂŽtes, est Matukha, lâourse. Elle est « miedka », celle qui a survĂ©cu Ă la rencontre, marquĂ©e Ă jamais. Dâune nature double, la bĂȘte ayant pĂ©nĂ©trĂ© son corps et ses rĂȘves. RapatriĂ©e en France, Ă la SalpĂȘtriĂšre elle se sent « comme un animal sauvage quâon aurait attrapĂ© et placĂ© sous un nĂ©on blafard afin de lâobserver Ă la loupe ». Son mĂ©tabolisme est devenu « un territoire oĂč des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibĂ©riens ».
Quand le bloc soviĂ©tique sâest Ă©miettĂ©, les ĂvĂšnes sont retournĂ©s dans la forĂȘt, retrouver les voies de leurs ancĂȘtres. Mais partout dans le monde, les Ă©cosystĂšmes sâeffondrent, et le leur ne fait pas exception. Simplement, constate lâanthropologue, « ce quâil y a Ă TvaĂŻan, câest quâon vit consciemment dans ses ruines ». LĂ oĂč deux fauves peuvent â encore â se rencontrer.
Gaëlle Cloarec
Article paru en janvier 2020 dans le journal Zibeline
Nastassja Martin
Croire aux fauves
Ăditions Verticales, 12,50 âŹ
NB : Mention spĂ©ciale pour lâauteur de la magnifique illustration de couverture, Emmanuel Cerdan, directeur des Beaux-Arts de Briançon : sa capacitĂ© Ă©vocatrice participe pleinement au plaisir de lecture.